Longtemps cantonnée à l'univers spéculatif, la philosophie est tenue à l'écart des préoccupations pragmatiques du monde économique et organisationnel. Pourtant, dès les origines de la pensée occidentale, la question de l'action juste, de la délibération collective et de la gouvernance éclairée est inscrite au cœur de la démarche philosophique. Platon fonde son projet éducatif sur la formation du philosophe-roi, figure capable d'articuler savoir, pouvoir et justice. Aristote dans « l'Éthique à Nicomaque » introduit la notion de phronèsis, cette prudence active qui consiste à discerner dans l'incertitude la voie la plus ajustée. Plus tard, dans la tradition stoïcienne comme dans le pragmatisme américain illustré notamment par « The Will to Believe » de William James (1894) et « Democracy and Education » de John Dewey (1916), la philosophie s'affirme comme un art de la conduite individuelle et collective. C'est une expérimentation continue de soi et des autres, fondée sur la primauté de l'expérience, la plasticité des situations et la nécessité de jugements contextuels. Elle devient simultanément méthode d'enquête, posture critique et dynamique de transformation permettant d'affronter la complexité du monde et de reconfigurer les conditions de l'existence partagée.
Pourtant, le XXe siècle est marqué par la rationalisation du travail, telle qu'elle a été formalisée dans « The Principles of Scientific Management » de Frederick Winslow Taylor (1911) puis dans « Administration industrielle et générale » d'Henri Fayol (1916). Elle repose sur une ontologie implicite du contrôle, de la prédictibilité et de l'efficacité optimale. Cette approche conçoit l'organisation des tâches comme un système fermé, hiérarchisé, fonctionnelle, avec une séparation stricte entre conception et exécution. C'est le début de l'organisation de la pensée managériale et des méthodes qui feront le succès des écoles de commerce et des cabinets de conseils concernant la maîtrise rationalisée des flux humains et matériels. Ce socle méthodologique a nourri les premiers cursus structurés de management. C'est notamment le cas de la Harvard Business School, fondée en 1908, dans laquelle l’enseignement s’est rapidement appuyé sur les doctrines tayloriennes pour former une élite gestionnaire centrée sur l’efficience des processus industriels. En France, des institutions comme HEC ou l’ESCP ont intégré dès les années 1920-1930 des modules de gestion scientifique, de comptabilité analytique et de contrôle administratif directement issus des travaux de Fayol. Le modèle de l’ingénieur de l’organisation, rationnel, planificateur et maître des flux, devient alors l’idéal-type en matière de formation. Le travailleur est analysé, « décomposé », assigné et finalement réduit à un rouage efficient dans un système technique. Dans ce dernier, la pensée est réservée aux ingénieurs et dirigeants, selon une logique qui perdure encore dans nombre de dispositifs et de pratiques managériales dominantes. Cette perspective est massivement critiquée après-guerre par les courants existentialistes, marxistes, puis humanistes qui dénoncent l'aliénation du travail, la perte de sens et la déshumanisation progressive des organisations. La philosophie restera pourtant dans le registre de la posture critique, du contrepoint, comme une « extériorité vigilante ». Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que certains penseurs et praticiens cherchent à réintégrer la philosophie au cœur même des dynamiques organisationnelles.
Avec la montée en puissance des sciences humaines et sociales dans les années 1980 et l'affirmation de la complexité dans les théories du vivant et des systèmes sociaux, une nouvelle alliance émerge. Edgar Morin, dans « Introduction à la pensée complexe » publié en 1990, appelle à abolir la pensée disjonctive, au sens d'une pensée qui isole, simplifie et compartimente les éléments du réel. Il lui préfère une pensée apte à articuler simultanément l'ordre et le désordre, le sujet et l'objet, le local et le global, la rationalité et l'incertitude. Edgar Morin défend alors l'idée que seule une pensée capable d'intégrer les antagonismes sans les réduire peut rendre compte de la réalité complexe dans laquelle les organisations évoluent. L'action, dit-il, est un pari, qui échappe toujours à nos intentions. Il faut apprendre à traiter avec le réel, à dialoguer avec lui, à négocier l'imprévu. Cette posture ouvre un champ d'application fécond pour les entreprises, dans lesquelles l'incertitude, la volatilité, la complexité et l'ambiguïté des situations deviennent la norme.
Dans le sillage d'Edgar Morin, d'autres philosophes viennent enrichir ce tournant. Gilbert Simondon, dont les travaux des années 1950 à 1970 ne furent pleinement redécouverts qu'au tournant des années 2000, notamment à travers la réédition de « Du mode d'existence des objets techniques » (1958, PUF, rééd. 2001) et de « L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information » (1958, posthume). Il invite à penser l'objet technique non pas comme un simple outil, mais comme un opérateur d'individuation, au croisement du psychique, du collectif et du technique. L'objet technique n'est jamais un élément figé, mais une action en devenir, pris dans un processus de concrétisation. Cela fournit une base théorique rigoureuse pour reconfigurer les dynamiques de production, d'innovation et d'organisation en entreprise. Cela permet de sortir des approches fonctionnalistes ou utilitaristes pour penser les systèmes techniques comme médiateurs entre individu et collectif, entre invention et culture organisationnelle.
Dans le monde anglo-saxon, Peter Senge avec « The Fifth Discipline » en 1990, introduit le concept d'organisation apprenante, pour laquelle l'introspection collective, la maîtrise personnelle, la vision partagée et l'expérimentation deviennent les piliers d'une transformation continue. Frédéric Laloux en 2014 avec « Reinventing Organizations », révolutionne le genre et présente le modèle des "entreprises opales", inspirées d'une philosophie « intégrative », c’est-à-dire une démarche qui refuse de compartimenter les dimensions rationnelle, émotionnelle, éthique et existentielle de l’action humaine. Cette philosophie vise à articuler les différents niveaux de l’expérience individuelle et collective pour favoriser une compréhension holistique des dynamiques organisationnelles. On en trouve une illustration chez Ken Wilber dans ses travaux sur la théorie intégrale, ainsi que dans l’éthique de la reliance esquissée par Jean-Louis Le Moigne. Raison d'être évolutive, plénitude de l'individu, gouvernance distribuée deviennent des principes actifs de structuration organisationnelle. Isaac Getz avec « l'entreprise libérée » propose au même moment de replacer la liberté et la responsabilité au centre de l'organisation, prolongeant ainsi les réflexions philosophiques sur l'autonomie, l'engagement et la reconnaissance. Dans son ouvrage coécrit avec Brian M. Carney intitulé « Liberté & Cie : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises », il montre à travers de nombreux cas concrets comment des entreprises peuvent fonctionner sans hiérarchie verticale contraignante, en misant sur la confiance, la responsabilité partagée et l'épanouissement des collaborateurs. Ce modèle, inspiré de principes humanistes et de réflexion sur l'autorité distribuée, constitue une application directe de postulats philosophiques à la gouvernance organisationnelle.
Parallèlement à ces modélisations, la figure du philosophe en entreprise se concrétise dans des pratiques, pour certaines très fortement décriées, de coaching, de facilitation, de médiation. Des structures comme Noetic Bees en France ou The School of Life en Angleterre proposent des dispositifs dans lesquels le questionnement philosophique devient un levier de transformation culturelle, un catalyseur d'intelligence collective, un appui pour les leaders en quête de discernement. Le philosophe n'est plus alors un spectateur ou un critique, il devient acteur, médiateur, accompagnant, parfois stratège. Mais, pour que la philosophie intervienne réellement dans l'entreprise, elle doit se traduire dans des formes, des rythmes, des pratiques. Elle doit quitter la langue de l'abstraction pour s'incarner dans des rituels, des espaces de parole, des processus de régulation, des modes de gouvernance. Elle doit aussi accepter de s'exposer aux contraintes du réel, aux tensions, aux conflits, aux asymétries de pouvoir. L'expérience de Michelin, relatée dans l'article de Jules Thomas publié dans Le Monde du 25 septembre 2024, montre que l'autonomie ne se décrète pas, qu'elle suppose un maillage fin d'ajustements culturels, procéduraux, relationnels. L'article met en lumière les limites concrètes rencontrées dans la mise en œuvre de pratiques dites « libérantes » au sein des unités opérationnelles. Si les intentions managériales visaient à favoriser l’initiative, la confiance et la responsabilité, les retours d’expérience signalent des résistances diffuses, des incompréhensions locales et une difficulté à faire coexister l’autonomie déclarée avec des mécanismes persistants de contrôle. Ce cas révèle également que la transformation organisationnelle fondée sur des principes éthiques ou philosophiques exige une transformation systémique des référentiels d’action, des modalités de coordination et de la culture d’entreprise elle-même. Il illustre la tension entre la normativité des discours de libération et l’inertie des structures institutionnelles, confirmant qu’une philosophie opératoire ne peut réussir qu’au prix d’un travail en profondeur sur les conditions mêmes de l’autonomie.
La philosophie ne devient donc outil opérationnel que lorsqu'elle permet de ralentir la pensée pour mieux voir, de structurer les désaccords pour mieux avancer, de relier les enjeux pour mieux décider. Elle ne devient utile que lorsqu'elle reformule, éclaire et rend habitables les problèmes. Elle devient opérante parce qu'elle soutient des dynamiques de réflexivité, d'intelligibilité et d'émancipation. C'est dans cette capacité à faire dialoguer les horizons, à rendre pensable ce qui semblait évident, à susciter des bifurcations là où l'on croyait suivre une ligne droite, que réside sa force transformatrice.
Néanmoins, cette vision transformatrice, souvent inspirée par une foi dans les vertus intrinsèques du dialogue et de l’émancipation individuelle, n’échappe pas à des critiques plus fondamentales. Certains chercheurs dénoncent l’illusion d’une philosophie neutre ou libératrice appliquée à l’entreprise. Ainsi, Luc Boltanski et Ève Chiapello, dans « Le nouvel esprit du capitalisme » (1999), montrent comment les discours critiques, y compris philosophiques, peuvent être récupérés par le management pour nourrir une nouvelle forme de capitalisme fondée sur l'autonomie, la créativité et l'engagement, sans remettre en cause les logiques de domination. De même, Slavoj Žižek, notamment dans ses ouvrages comme « The Sublime Object of Ideology » (1989) et « Welcome to the Desert of the Real » (2002), met en garde contre le rôle pacificateur des discours éthiques dans les structures capitalistes. Il y montre que l'intégration de messages moraux ou philosophiques dans le management contemporain peut servir à neutraliser les antagonismes sociaux et à dissimuler les contradictions structurelles propres au capitalisme avancé. Selon lui, cette intégration contribue à ce qu’il appelle l’idéologie en acte, dans laquelle la critique elle-même devient partie intégrante de la reproduction du système qu’elle prétend contester. Pour Slovoj Žižek, la philosophie appliquée devient alors un outil de manipulation pour rendre supportable l’intenable, plutôt qu’un levier de transformation réelle.
Ces positions invitent à se méfier de l’usage instrumentalisé de la philosophie comme outil de pacification symbolique ou de motivation gestionnaire. En ce sens, la philosophie en entreprise court le risque d’être captée comme soft power managérial, renforçant les systèmes existants plutôt qu’elle ne les transforme. Seule une posture radicalement réflexive, capable de problématiser les finalités mêmes de l’organisation, permettrait à la philosophie de ne pas se trahir elle-même en devenant auxiliaire du pouvoir.
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