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Le terme hégémonie désigne à l’origine une position de domination politique, militaire ou culturelle exercée par un État ou un groupe d'hommes. Ses manifestations ont varié de la prééminence d’Athènes au Vᵉ siècle avant notre ère, en passant par la suprématie coloniale des empires européens, puis à l’influence globale des États-Unis au XXe siècle. L’hégémonie a pris de multiples formes, allant de la coercition ouverte à l'assimilation culturelle. L’hégémonie de notre temps est celle de l'idéologique du libéralisme qui impose désormais sans débats des cadres implicites, et détermine les horizons de pensée et les marges de transformation sociale et politique que nous osons envisager. Cette idéologie ne se limite pas à orienter discrètement les préférences collectives, elle pénètre en profondeur la manière dont les sociétés actuelles conçoivent ce qui relève du possible, de l’acceptable et même de l’imaginable.
Le libéralisme est un modèle de société, qui a largement dépassé la dimension économique, et qui façonne le sens commun, oriente les incitations économiques et fixe l’horizon politique. Malgré les discours, son but consiste à stabiliser un ordre établi qui, loin de favoriser l’expérimentation radicale, tend à neutraliser les innovations sociales, culturelles et économiques de rupture. Ce phénomène constitue un obstacle majeur aux transitions systémiques qui s'imposent de plus en plus comme nécessaires pour répondre aux défis climatiques, sanitaires, démographiques et sociaux contemporains. Contrairement aux régimes autoritaires, l’hégémonie du libéralisme ne s'exerce pas par une coercition visible, mais par la fabrication diffuse et lente d'un récit « imaginaire » qui emporte le consentement collectif. Cela entraine tacitement, mais de manière ferme, la fermeture à toutes les formes d'interrogations de fond sur le sens des projets menés par l'humanité. Dans la perspective d’Antonio Gramsci, l’hégémonie repose sur la constitution d’un horizon culturel et institutionnel qui ordonne certaines trajectoires de développement présentées comme incontournables. Toutes les autres sont alors reléguées à l’impensable, à l'invisible et à l'indicible, les rendant caduques par définition. Ses Cahiers de prison montrent, par exemple, comment les alliances sociales, les institutions éducatives, les tendances médiatiques, les mouvements politiques et les formes de production culturelle s’imbriquent pour perpétuer et renforcer continuellement l’ordre dominant. Rappelons que notre modèle sociétal est fondé sur le libéralisme économique mondialisé, la financiarisation des activités, l'individualisme idéologique et la primauté des logiques de marché. Ce cadre global à donc aboutit à imposer les choix politiques, économiques, sociaux et technologiques à l’échelle planétaire.
Karl Polanyi, dans « La Grande Transformation », insiste pourtant sur le fait que la société dite « moderne » n’est pas un aboutissement naturel, mais le résultat d’un projet politique néolibéral délibéré visant à désencastrer (désincarner, ndlr) l’économie des relations sociales. Ce processus a engendré une expansion des marchés et de leur logique dans toutes les sphères de la vie. Mais, sans l'afficher ni en faire l'alerte, ce processus exige désormais de pallier des effets délétères de plus en pus nombreux. Citons, par exemple, les crises financières récurrentes qui fragilisent les économies et amplifient les bulles spéculatives. Ou encore les inégalités socio-économiques croissantes qui concentrent le pouvoir et les ressources entre les mains d’une minorité de plus en plus restreinte. Ajoutons à cela l’érosion progressive des protections sociales, qui réduit la résilience des populations face aux chocs économiques ou sanitaires. La liste serait, par ailleurs, incomplète sans mentionner la destruction accélérée des écosystèmes qui compromet les équilibres environnementaux essentiels à la vie humaine, animale et végétale. Chacun de ces phénomènes interagit avec les autres en un système qui produit des effets cumulatifs auto amplifiés. Les corrections ponctuelles des symptômes ne suffisent dorénavant plus et devrait remettre en cause la poursuite du modèle de développement qui les engendre. Pourtant, il n'en est rien ! Joseph Nye, avec le concept de soft power, nous propose une explication en analysant comment l’attraction culturelle, les valeurs occidentales et la diplomatie sont utilisées comme instruments stratégiques. Tout en apparaissant comme des vecteurs d’influence non coercitifs, ils servent en réalité de support à l’hégémonie d’un modèle donné. Nye souligne que ce pouvoir d’attraction permet de légitimer et de prolonger « l’ordre libéral » en intégrant les acteurs et les opinions publiques dans un consensus implicite et anti conflictuel, rendant toute remise en cause fondamentale de ses règles plus difficile.
Les prolongements contemporains de cette architecture idéologique se poursuivent par la mise en place d'un discours sur la « rationalité néolibérale ». Wendy Brown, dans « Défaire le Dèmos », démontre de manière détaillée comment la logique marchande, en s’immisçant dans la conception même des politiques publiques, la structuration des débats et l’allocation des ressources, altère progressivement l’autonomie des institutions politiques. De plus, elle conditionne leurs priorités à des critères économiques et de rentabilité, et affaiblit la souveraineté démocratique en réduisant la capacité des citoyens et de leurs représentants à orienter les choix collectifs selon l’intérêt général. Pierre Dardot et Christian Laval, dans « La nouvelle raison du monde », identifient par ailleurs la compétition comme norme anthropologique qui structure non seulement l'économie, mais également les comportements individuels et collectifs. Pourtant, les recherches anthropologiques, depuis Marcel Mauss jusqu'à David Graeber, montrent que la coopération est tout autant une constante humaine, historique et universelle. De nombreuses sociétés ont prospéré grâce à des formes élaborées de coopération, d'entraide et de réciprocité. Elles démontrent que la coopétition, loin d'être marginale, constitue un modèle viable et historiquement éprouvé, proposant un contrepoint puissant à l'hégémonie contemporaine de la compétition. Luc Boltanski et Ève Chiapello, dans « Le nouvel esprit du capitalisme », montrent enfin comment le capitalisme libéral récupère et neutralise les critiques. Il absorbe et réinterprète les critiques qui lui sont adressées dans ses propres logiques organisationnelles, procédurales et culturelles afin de les neutraliser et de les convertir en leviers de légitimation, renforçant ainsi sa résilience face aux crises.
Sur le plan économique, W. Brian Arthur développe la théorie des rendements croissants et explique que les effets de réseau, l’apprentissage cumulatif et la standardisation technologique conduisent finalement à des verrouillages difficiles à rompre. Il prend donc le contre-pied des théories de David Ricardo dont il faut rappeler les fondements. Ricardo développa deux principes majeurs qui structurent encore aujourd'hui la pensée libérale. D’une part, la loi des rendements décroissants affirme que l’intensification de l’exploitation d’une ressource fixe conduit à une productivité marginale décroissante, ce qui alimente la hausse des coûts et la formation de rentes. D’autre part, la théorie des avantages comparatifs établit que chaque pays a intérêt à se spécialiser dans les productions pour lesquelles son désavantage relatif est le plus faible, afin de tirer bénéfice du libre-échange. La première met en évidence une limite naturelle à la croissance interne, la seconde fournit un principe rationnel à la primauté de la concurrence et à l’ouverture commerciale. Brian Arthur démontre finalement que plus une technologie ou une norme est adoptée, plus elle attire de nouveaux utilisateurs, ce qui accroît la valeur perçue du système et renforce la dépendance collective à son égard. Cette dynamique, déjà observée dans la diffusion des standards et des formats industriels dominants, crée un cercle auto-renforçant dans lequel les coûts de changement, tant économiques que cognitifs, deviennent prohibitifs. Dans le domaine énergétique par exemple, cette logique se traduit par l’entretien massif d’infrastructures fossiles au détriment des investissements dans les énergies renouvelables, illustrant comment ces mécanismes freinent les transitions technologiques et sociales nécessaires. Gregory Unruh, avec son concept de carbon lock-in, illustre comment les infrastructures, les technologies dominantes et les cadres institutionnels s’auto renforcent pour maintenir la dépendance aux énergies fossiles, même face à des alternatives techniquement supérieures.
La financiarisation, que la construction du marché impose, renforce alors ces dynamiques au travers des théories du néolibéralisme. William Lazonick, dans « Profits Without Prosperity », démontre de manière argumentée comment l'un des mécanismes avancés de ces politiques est nocif. Il s'agit de la pratique massive des rachats d’actions qui ne sont motivées que par la volonté d’augmenter artificiellement le cours de l’action et satisfaire les actionnaires à court terme. Cela se traduit par un appauvrissement des capacités d’innovation, une diminution de la compétitivité technologique et une fragilisation de l’économie réelle. Lazonick illustre par ailleurs cette tendance par des données montrant que dans des secteurs de plus en plus nombreux, les montants consacrés aux rachats d’actions dépassent largement ceux alloués à la R&D, ce qui réduit la capacité des entreprises à développer de nouvelles technologies ou à explorer des domaines incertains, mais potentiellement porteurs de transformations majeures.
Les données de l’OCDE et les travaux de Nicolas Bloom montrent également qu’en dépit d’un accroissement considérable des efforts de recherche et développement, la productivité de la recherche décline. Ce paradoxe de l’innovation met en lumière une disjonction structurelle profonde entre l’accumulation de connaissances et de découvertes et leur traduction effective en bénéfices économiques et sociaux tangibles. Les données suggèrent que les avancées scientifiques se heurtent désormais à des barrières institutionnelles, économiques et culturelles qui limitent leur déploiement à grande échelle. Cela inclut la priorisation d’objectifs financiers de court terme sur des investissements à impact long, la rigidité des cadres réglementaires volontairement désavantageux, la concentration des ressources d’innovation entre les mains d'un nombre d’acteurs dominants de plus en plus réduit, ainsi que des biais d’orientation qui favorisent les améliorations incrémentales rentables au détriment des ruptures potentiellement transformatrices. En d’autres termes, le système actuel capte et exploite la recherche, mais freine la conversion de cet effort collectif en transformations structurelles qui répondraient pleinement aux besoins économiques, sociaux et environnementaux contemporains. Dani Rodrik, avec son triangle d’incompatibilité, souligne par ailleurs que l’hyperintégration économique limite la capacité d’action des États souverains. Cela restreint leurs marges budgétaires, notamment par le contrôle de la dette publique et la captation des flux financiers par des élites économiques de plus en plus réduites. Leurs marges réglementaires et stratégiques sont également rognées, ce qui limite la conception et la mise en œuvre de politiques industrielles ambitieuses, adaptées à leurs priorités nationales et capables de répondre à des objectifs de développement à long terme.
Les rapports du GIEC et de Carbon Tracker insistent pourtant sur l’urgence de transformations systémiques pour limiter le réchauffement global. Naomi Oreskes, dans « Les marchands de doute », détaillent les stratégies déployées pour retarder ces changements. Il est question de manipulation de l’opinion publique, de financement des campagnes de désinformation sur le climat ou la santé publique, d'exercice d'influence sur les agendas médiatiques. Plus grave, il est fait état de lobbying intensif auprès des décideurs politiques par la rédaction de projets de loi favorables aux intérêts privés ou le financement de campagnes électorales.
Pour dépasser ces blocages, Mariana Mazzucato, dans « L’état entrepreneur » et « Mission Economie », propose de réorienter les systèmes d’innovation autour de missions sociétales claires et mesurables. Cela implique de définir et de rendre publics des objectifs précis et mesurables, de conditionner les financements et les aides des entreprises à des retombées collectives. Ces dernières seraient évaluées sur la base de critères sociaux, environnementaux et technologiques. Il faudrait également mettre en place une gouvernance des données qui garantisse leur accès, leur protection et leur usage en cohérence avec l’intérêt général. Il faut enfin réformer l’allocation du capital afin de rediriger une part significative des flux financiers aujourd’hui concentrés vers des usages spéculatifs vers l’investissement productif, la recherche exploratoire et les projets à impact large et durable. Ce rééquilibrage pourrait s’appuyer sur des mécanismes tels que des fonds souverains à mission, des obligations sociales, ou encore des incitations fiscales fortes en faveur des investissements qui contribuent à des transformations structurelles au bénéfice du plus grand nombre.
En définitive, l’hégémonie libérale actuelle ne joue plus le rôle essentiel de catalyseur du changement ou du progrès. Il s’apparente davantage à une forme de dictature invisible, un système sophistiqué de préservation de modèles obsolètes et saturés qui opèrent sans coercition apparente, mais par le conditionnement diffus des cadres de pensée et d’action. Recentrer la trajectoire « des productions du monde » sur des missions sociétales implique de combiner de nombreuses dimensions. Il faut allier ambition publique, révision des incitations économiques et gouvernance transparente des ressources et des données. Mais, il est également nécessaire d'introduire de manière explicite et actionnable une responsabilité juridique, éthique et politique des décideurs publics et privés. Cela conditionnera leurs choix et leurs omissions, et constitue une condition essentielle pour restaurer la capacité collective à concevoir et à mettre en œuvre des alternatives compatibles avec la viabilité de l’humanité dans son ensemble.
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