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Depuis plus de quarante ans, la France a mené un processus que l'on peut qualifier de « délitement industriel organisé ». Analysé rétrospectivement, cela ressemble à une suite de rendez-vous manqués, de choix politiques dictés par l’urgence, de renoncements successifs et probablement d'aveuglements dogmatiques. Dans le moment particulier que nous vivons, durant lequel la (ré)industrialisation est dans tous les discours et les débats, un bilan est nécessaire pour prendre la mesure de la situation. En 1980, nos industries constituaient une colonne vertébrale économique et sociale pour le pays. Elles représentaient encore près de 22 % du produit intérieur brut et employaient plus de 5 millions de personnes (Source INSEE) pour 22 millions d'actifs. Aujourd’hui, elle pèse moins de 10 % du PIB et 2 millions d’emplois industriels (à minima) se sont évaporés. La chronologie de cette déconstruction méthodique est implacable et mérite d’être comprise.
Dans les années 1980, le premier choc fut celui des restructurations de la sidérurgie, des charbonnages et de la construction navale. Ces secteurs faisaient vivre des bassins d'emploi complets et furent sacrifiés sur l’autel de la compétitivité. François Mitterrand, Jacques Delors et Laurent Fabius en furent les orchestrateurs au sommet de l’État, inscrivant la France dans la « désinflation compétitive » et dans le choix assumé de la financiarisation. Notons la participation active de figures marquantes de l’époque dans le privé comme Francis Mer (Usinor-Sacilor) ou Raymond Lévy (Renault) qui ont largement contribué à la réalisation opérationnelle de cette première étape. Dès lors s’ouvrit une trajectoire dont la pente n’a cessé de s’accentuer. Les années 1990 virent l’essor des grandes privatisations menées par Édouard Balladur, Alain Juppé ou Dominique Strauss-Kahn, au nom d’une « adaptation à la mondialisation » et d’une intégration européenne sans freins. Dans les entreprises, certains dirigeants devinrent emblématiques de cette fuite en avant comme Serge Tchuruk imposant à Alcatel la fameuse logique du « fabless ». Mais, il ne fut pas le seul et nous pouvons également mentionner Jean-Marie Messier qui transformera sans l’ombre d’une hésitation la Compagnie Générale des Eaux en société de services et de médias. Franck Riboud œuvrera sans relâche chez Danone pour fermer nombre d’usines en France et lancer la marque à la conquête du monde avec une obsession pour la rentabilité. Une mention spéciale toutefois pour Jean-Louis Beffa, chez Saint-Gobain, qui défendait une vision colbertiste et qui sera vite balayée par la vague néolibérale.
Les années 2000 accentuèrent cette spirale. L’Euro fort, l’ouverture de l’Organisation Mondiale du Commerce et la concurrence asiatique provoquèrent un décrochage brutal. La crise de 2008 en fut le révélateur et l’accélérateur, avec 1 million d’emplois industriels disparaissant en une décennie. Nicolas Sarkozy et Thierry Breton, chacun à leur manière, incarnèrent cette époque de perte de substance productive. Ils ont tous les deux incarné un management et des décisions politiques et industrielles centrés sur la rentabilité financière et la logique de l’actionnaire, au détriment d’une vision de long terme de la souveraineté industrielle française. Dans le même temps, dans le privé, Carlos Ghosn symbolisa une industrie qui cherchait son salut dans la globalisation. Mais, là aussi, pensons à d'autres grands décideurs privés comme Noël Forgeard (Airbus), Jean-René Fourtou (Vivendi) ou encore Henri Proglio (Veolia). À noter, là aussi, le travail remarquable de Louis Gallois (EADS/SNCF) qui alertait déjà sur les risques de cette orientation et rédigeait, en 2012, un rapport resté célèbre qui sonnait comme un avertissement sévère. Il écrivait alors que la France connaissait une désindustrialisation trop rapide et inquiétante, appelant à redonner confiance aux industriels par une politique cohérente et de long terme. Les années 2010 furent enfin celles d’une timide prise de conscience, Arnaud Montebourg brandissant ses marinières et appelant au redressement productif. Pourtant, Emmanuel Macron ne dessinera qu'une vision tournée vers la « start-up nation » ignorant la nécessaire renaissance des ateliers, trop peu clinquants, pas suffisamment « hype », pour toute une génération de décideurs enfermée dans la volonté de mimétisme avec le continent américain. La décennie actuelle s’ouvra alors sur des ruptures majeures. La pandémie, le conflit Ukrainien et la transformation imposée par les changements géopolitiques ont mis à nu les dépendances les plus triviales, de la farine à la moutarde, des masques aux semi-conducteurs.
La ligne de fond de ce rappel de l’histoire récente montre que les responsables de ce fiasco n’ont pas œuvré de façon isolée, mais dans un réseau coordonné et un système de pensée. Ils étaient portés par une vision dominante de la compétitivité définie en termes financiers et internationaux, sans considération pour les ancrages industriels locaux. Leur choix collectif a été de miser sur la rentabilité immédiate et la mondialisation comme horizon indépassable, ce qui a abouti à l’affaiblissement structurel de l’appareil productif français. Mais, ce récit politique et économique ne dit pas tout. Il oublie souvent des pans entiers d’industries « ordinaires », les industries vivrières ou celles qui assurent la continuité de la vie sociale et matérielle. En effet, l’usine n’était pas uniquement un lieu de production, mais un pilier de cohésion territoriale. Elle structurait des bassins de vie, procurait des emplois stables, assurait des trajectoires collectives, donnait une part d'identité aux régions et contribuait à façonner l’appartenance nationale. Sa disparition a entraîné une désagrégation du tissu social, l’effondrement de certaines économies locales, une croissance des inégalités et un sentiment durable de déclassement. Cet abandon des savoir-faire et de la maîtrise technique a transformé l’économie française en un système vulnérable, exposé à la moindre crise internationale.
Une preuve supplémentaire que la France et ses « élites » ont agi de façon irresponsable, consiste à rapidement observer ce qui s’est passé chez certains de nos voisins. L’Allemagne a maintenu une orientation industrielle forte. Après la réunification, elle a misé sur la compétitivité hors prix grâce à la qualité et à l’innovation, en s’appuyant sur son Mittelstand, ce tissu dense de PME industrielles exportatrices et enracinées dans les territoires. Ses réformes Hartz dans les années 2000 ont pesé lourd socialement. Cependant, elles ont renforcé le socle productif, et la cogestion entre syndicats et patronat a permis de préserver une cohésion entre industrie et société. L’Italie a suivi un chemin hybride. Son grand capital industriel s’est affaibli, notamment dans l’automobile avec Fiat. Toutefois, elle a conservé un réseau de districts industriels, fondés sur des PME flexibles et spécialisées dans des niches comme le textile, la mécanique de précision ou l’agroalimentaire. Ce tissu, moins spectaculaire que les grands champions, a néanmoins permis à l’Italie de maintenir une base manufacturière plus robuste que la France. L’Espagne, longtemps moins industrialisée, a connu une trajectoire différente. Après son intégration européenne, elle a attiré massivement des investissements directs étrangers, notamment dans l’automobile et l’agroalimentaire. Elle a compensé par une stratégie d’ancrage de filières productives locales, même si la bulle immobilière des années 2000 et la crise de 2008 ont montré la fragilité de ce modèle. Elle n’a pas échappé aux délocalisations, mais elle a gardé des points d’appui industriels que la France avait laissé s’effriter.
Les anecdotes récentes qui ont changé la vision française de l’industrie sont connues. La pénurie de moutarde en 2022 a rappelé que la France dépendait pour l’essentiel du Canada pour ses graines, malgré une tradition séculaire à Dijon. La filière minotière, autrefois dense, s’est concentrée au point que certaines farines doivent être importées pour alimenter notre marché. La France exporte son bois brut et réimporte ses meubles, envoyant chaque année près de la moitié de ses grumes de chêne vers la Chine et l’Europe de l’Est, au grand dam des scieries locales. Loin des débats sur « l’industrie du futur », ce sont ces industries modestes qui tombent désormais alors qu’elles garantissaient auparavant une autonomie silencieuse. C’est et qui constituent aujourd’hui un angle mort du débat public. L’obsession des pouvoirs publics pour les hautes technologies, l’intelligence artificielle, le quantique, l’hydrogène, a détourné l’attention de la fragilité de ce qui est parfois qualifié de « low tech ». Mais ces dernières technologies sont sobres, robustes, pas aussi « low » qu’on le pense et constituent l’infrastructure invisible de toute souveraineté productive. Pourtant, là aussi, nous avons été avertis. Ernst Friedrich Schumacher a nourri, dès 1973, un ensemble d'hypothèses sur les techniques sobres, adaptées aux besoins sociaux et territoriaux, opposées à la logique de gigantisme technologique. Dans les années 1990 et 2000, des chercheurs français comme Serge Latouche insistaient sur l’importance des technologies « appropriées, locales, frugales ». Ces travaux n’étaient pas encore repris par les politiques industrielles, mais ils posaient déjà le problème d’une économie trop dépendante des logiques high tech mondialisées. Philippe Bihouix redonna une forte visibilité sur ce sujet dès 2014. Enfin, le Shift Project soulignait en 2020 et 2021 que la relocalisation de productions à faible intensité technologique, mais à forte intensité sociale et écologique, était une condition nécessaire de la transition bas carbone. Masquée par une coloration écologique, cette question des « low tech » est restée dans l’ombre.
Les effets de cette désindustrialisation sont désormais marquants en France. Ils se mesurent d'abords au prix fort dans la structure, la solidité, et donc la pérennité de nos institutions sociales. L’industrie assurait un socle dur et contributif puissant qui irriguait le financement des retraites, de l'assurance chômage et de la Sécurité sociale, entre autres. Sa très forte contraction a fragilisé les fondements mêmes de la solidarité nationale. Les emplois industriels stables ont été remplacés par des activités de services plus précaires et moins contributives, rétrécissant la base et augmentant la volatilité du financement de notre système social. Cette érosion explique en partie la récurrence des crises autour du déficit des régimes sociaux.
La formation n’a pas non plus été épargnée. La fermeture des usines a disloqué le réseau des lycées techniques et des centres d’apprentissage, laissant des générations sans débouchés industriels. La France manque dorénavant de techniciens qualifiés et d’ouvriers spécialisés, alors même qu’elle prétend réindustrialiser. De plus, ce paradoxe est nourri par une perte d’attractivité des métiers manuels et techniques, perçus comme sans avenir au moment où ils sont pourtant cruciaux pour redonner souffle à l’économie productive.
La Recherche, enfin, a également souffert d’un divorce avec l’industrie. Dans les années 1970, la puissance publique orientait les découvertes scientifiques vers des filières industrielles fortes, qu’il s’agisse de l’aéronautique, de la chimie ou du nucléaire. La désindustrialisation a distendu ce lien. La Recherche publique s’est repliée sur la publication académique et la compétition internationale pour les financements. La Recherche privée s’est délocalisée vers les pays dans lesquels l’appareil productif restait dense. La France demeure brillante en Recherche fondamentale, mais ses innovations peinent à trouver un prolongement industriel local. Le Conseil d’analyse économique l’avait noté dès les années 2000, la faiblesse de l’aval industriel bride la valorisation des résultats scientifiques.
Certains penseurs récents commencent à formuler des pistes de solutions. Olivier Lluansi plaide pour une réindustrialisation enracinée dans les territoires, non pas dans les seules gigafactories mais dans le tissu concret des ateliers. Il insiste sur le fait que nous avons trop longtemps confondu politique industrielle et politique de subvention à quelques « grands champions ». Vincent Vicard rappelait en 2024 que la France connaît une stabilisation industrielle plutôt qu’une réindustrialisation, notant que la faiblesse de l’investissement et la dépendance extérieure demeurent massives. Sarah Guillou soulignait à la même époque que le problème français n’est pas tant un manque d’idées que la difficulté chronique à articuler innovation, stratégie industrielle et politiques publiques. Serge Latouche et Michel Lallement, chacun à leur manière, insistent enfin sur la nécessité de repenser les bases matérielles et sociales de la production, en valorisant les circuits courts, les savoir-faire ordinaires, les lieux de fabrication partagée.
L’histoire de la désindustrialisation française est donc celle d’un triple oubli. Le premier est celui des faiseurs de haute politique et des patrons emblématiques qui ont délaissé l’appareil productif au nom d'une soi-disant prime au développement de la compétitivité internationale. Vient ensuite celui des métiers et des filières du quotidien qui garantissaient l’autonomie et la dynamique créatrice concrète de la nation. Enfin, sont désormais en train de s'étioler nos systèmes sociaux, éducatifs et scientifiques qui tiraient leur vitalité de ce socle industriel. Aujourd’hui encore, l’essentiel des plans se concentre sur les secteurs vitrine. Or les conditions d’une renaissance véritable supposent de tenir ensemble le high tech et le low tech. Il faut arrimer les filières de pointe et les industries vivrières, les grands projets européens et les ateliers de transformation locale, les grandes écoles et les lycées techniques, la recherche fondamentale et l’innovation appliquée.
Ce long cycle de désindustrialisation a abîmé la France, son économie, ses territoires, sa cohésion sociale. Mais, il a aussi fourni une leçon sévère qui peut servir de tremplin. L’enjeu n’est plus de ressusciter un passé irrévocablement révolu, mais de retrouver une continuité industrielle adaptée à notre temps, capable d’articuler le sobre et le complexe, le local et le global, le vivant et le technologique. Il faut défendre l’idée que la réindustrialisation ne pourra réussir qu’en tenant ensemble la souveraineté des filières stratégiques et la reconstruction des industries vivrières. Les actions à mener apparaissent avec clarté si l’on accepte ce diagnostic. Reconstituer des filières de proximité pour l’agroalimentaire, l’ameublement, les matériaux de base par exemple. Réhabiliter les métiers techniques et manuels comme maillons indispensables de la chaîne d’innovation. Orienter les politiques publiques non seulement vers l'investissement de rupture, mais encore vers l’entretien patient et de long terme du socle industriel existant. Redonner à la recherche une connexion directe avec la production. Admettre enfin qu’il n’y a pas de système social soutenable sans une base productive solide, et qu’il n’y a pas d’innovation durable sans le maillage low tech qui en permet la matérialisation.
Vingt ans, c’est le temps qui sera nécessaire pour seulement relancer le cycle et ranimer des filières complètes, de l’extraction ou de l’agriculture transformée jusqu’au produit fini. C’est aussi le temps indispensable pour reformer une génération d’ouvriers et de techniciens hyper qualifiés, pour redonner une attractivité aux métiers industriels, et pour reconnecter durablement recherche et production. Les exemples étrangers montrent que ce type de trajectoire ne se fait que dans la durée. L’Allemagne a mis plus de trente ans à consolider son Mittelstand moderne, la Corée du Sud a déployé ses filières sur deux générations. Mais ce projet ne dépend pas uniquement de la question temporelle, il relève d’un fait générationnel. Les élites françaises actuelles, qu’elles soient politiques, économiques ou administratives, sont pour beaucoup les héritières de quarante ans de croyances en la financiarisation et en la supériorité des services. Elles raisonnent encore avec les catégories de pensées forgées dans les années 1980. Pour engager une trajectoire aussi longue, il faudra une relève politique et intellectuelle capable de rompre avec cet héritage, de penser l’industrie non comme un fardeau, mais comme une condition de la souveraineté, de la cohésion sociale et de l’innovation.
Autrement dit, sans renouvellement profond du personnel politique, administratif et managérial, il est illusoire de croire à un basculement durable. Une nouvelle génération de décideurs doit émerger, moins fascinée par la finance, les services et la réussite personnelle, plus ancrée dans le réel matériel, prête à assumer des politiques patientes, parfois impopulaires, mais indispensables pour reconstruire un socle industriel.
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