Selon plusieurs voix critiques, secteur public comme entreprises privées deviennent dépendants des cabinets de conseils, au point d’en perdre leur capacité d’action et d’innovation. Le livre « The Big Con » de Mariana Mazzucato et Rosie Collington démontre comment cette dépendance affaiblit les institutions, sabote les capacités internes de décision, et fait glisser vers l’infantilisation l'action des acteurs publics et privés. Au Royaume‑Uni, les dépenses publiques liées aux consultants ont atteint plusieurs milliards de livres en 2023‑24, démontrant la fragilité institutionnelle qui s’installe dès lors que l’expertise est externalisée. Un rapport de la Cour des comptes publié en France en juillet 2023 souligne une dépendance croissante de l’État Français vis-à-vis de ces acteurs, avec une multiplication des dépenses, aucune politique de contrôle et aucune justification des missions réalisées. S’agissant du cas McKinsey, la commission d’enquête sénatoriale révèle dans un rapport daté du 17 mars 2022 que l’État français a dépensé plus d’un milliard d’euros en 2021 uniquement pour des prestations avec des cabinets privés. Mais au-delà des polémiques, c’est socle du modèle des cabinets de conseil qui est remis en cause. Il est en proie à ce que l’on nomme les « success trap ». La recherche d’efficience, poussé dans ses extrêmes, approfondit les routines au point d’oblitérer toute exploration créative. Les organisations finissent par se congestionner dans leurs propres certitudes, incapables d’envisager la nouveauté autre que comme une variante de ce qu’elles maîtrisent déjà.
En effet, ces « experts » externes, sous couvert d’audits rigoureux et d’analyses impartiales, proposent généralement des dispositifs peu novateurs, ne révèlent rien qui n’est déjà connu, n’ouvrent sur aucune perspective autre que l’optimisation de l’existant. Les dirigeants, rassurés par la légitimité conférée par le nom d’un cabinet et la solidité fictive et bien « emballée » des argumentaires, appliquent alors leurs recommandations avec assez peu de discernement et avec le soutien appuyé de leur conseil d’administration. Les cabinets de conseils sont passés maitre dans le mime et les simulacres de plans stratégiques. Mais, pouvait-il en être autrement ?
Au commencement de l'histoire des cabinets de conseil, une idée émerge dans les ateliers de la révolution industrielle. L'organisation du travail ne doit plus être conçue comme un ensemble de savoir-faire transmis, mais comme une mécanique qu'il faut optimiser par des méthodes scientifiques. À la fin du 19ᵉ siècle, Frederick Winslow Taylor développera une vision du travail humain faite d'un ensemble de gestes décomposables, mesurables et susceptibles d'être coordonnés de manière optimale. C’est le début de l’optimisation « positiviste » qui fait naître une nouvelle forme d'expertise nommée rationalisation. À la même époque, Arthur Dehon Little propose de systématiser les diagnostics industriels avec des méthodes rigoureuses. Le conseil en organisation prend forme et s’enracine dans l'idée que les problèmes humains peuvent être traités comme des équations techniques. C'est une première formulation de l'idéologie du pilotage rationnel, fondée sur l'observation, l'analyse et la prescription. Quelques années plus tard, James Oscar McKinsey, professeur de comptabilité, élabore une doctrine de la gouvernance fondée sur la discipline des chiffres, la structuration des fonctions et la décomposition analytique des processus décisionnels. Marvin Bower y ajoutera ensuite une culture de l'excellence académique et l’ingénierie des méthodes comme marque d'autorité de McKinsey. Le consultant devient alors une figure de savoir, perçue comme extérieure aux jeux internes de pouvoir, dotée d'une légitimité fondée sur l'intelligence formalisée.
Dans les années 1960, Bruce Henderson, fondateur du Boston Consulting Group, transpose à l'entreprise les logiques issues de la pensée militaire. Il conçoit l'action économique comme un affrontement pour lequel les ressources doivent être employées avec discernement. Les outils qu'il met en œuvre, réduisent alors la complexité du réel à des arbitrages structurés autour de gains compétitifs. L'efficacité devient une norme et l'entreprise est invitée à penser comme une armée qui conquiert des parts de marché. Cette vision sera radicalisée par William Bain, avec l'ambition de ne plus seulement conseiller, mais transformer. C’est alors que s’installe une idéologie de la transformation permanente, selon laquelle toute stabilité est suspecte, toute inertie doit être corrigée, toute organisation doit vivre dans le changement continu. Dans les décennies suivantes, ces cabinets deviennent aussi des acteurs du gouvernement global. McKinsey, Bain, BCG, Roland Berger et d'autres interviennent auprès des États, des hôpitaux, des universités et des organisations non gouvernementales. Ils diffusent une idéologie gestionnaire unique et uniforme. La croyance dans la modélisation, les indicateurs, les tableaux de bord, la gouvernance par la performance deviennent le standard et prennent une forme normative.
Cette évolution consacre une vision particulière du monde et un modèle d'action fondé sur la technicisation des décisions, la dépolitisation des choix, la substitution du jugement par la méthode. L'incertitude devient un défaut qu'il faut réduire. L'ambiguïté est effacée au profit de cadres analytiques censés produire de la clarté. Le conseil se positionne alors comme une autorité méthodologique, au nom d'une rationalité qui prétend transcender les intérêts personnels, les conflits et les subjectivités individuelles. En l'espace d'un siècle, s'est construite ex-nihilo une idéologie puissante. Elle repose sur une foi absolue dans la calculabilité du monde. Elle implique que les décisions doivent être prises par des esprits « supérieurs » (issus des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs), et sur la conviction que le progrès passe par l'alignement sur un idéal d'efficience mesurable.
Dans ce contexte, que pouvait-il advenir de l’innovation et de la créativité ? Clayton Christensen, dans The Innovator’s Dilemma, éclaire déjà puissamment ce questionnement. Il démontre que les entreprises échouent très largement à innover, non parce qu’elles manquent de compétences, de rigueur ou de moyens, mais précisément parce qu’elles excellent dans l’optimisation de leurs modèles existants. Elles s’enferment dans des processus d’allocation de ressources et de gestion du risque qui favorisent systématiquement les « sustaining innovations ». En clair, les acteurs économiques effectuent leur travail à la perfection et optimisent l’emploi des ressources dans un objectif d’accroissement de la rentabilité et de la productivité. Les innovations qui améliorent l’existant au détriment des efforts de créativité ou de recherche constituent leur cible prioritaire. Les créations, les nouveautés, les expérimentations, souvent considérées comme instables, à faible marge ou hors des attentes clients, sont écartées, car elles échappent aux outils conventionnels d’évaluation. Cette incapacité structurelle à accueillir les projets « immatures » traduit dans les faits l’idéologie instaurée par les cabinets de conseils d’une innovation désincarnée, propre, encadrée, prévisible, et surtout inapte à déranger les cadres établis.
Le dogme de la standardisation et de la mesure fabrique des outils, des méthodes et des dispositifs supposés transformateurs, mais qui, dans leur forme même, sans parler du fond, interdisent le surgissement et finalement l’innovation. Il s’agit de propositions préformatées, standardisées et décontextualisées. Le cabinet-conseil tient le rôle d'un distributeur d’outils éprouvés dans des contextes différents, avec pour promesse une « transposabilité » universelle. Malheureusement, ce modèle repose sur une double fiction. La première concerne celle d’un prétendu savoir méthodologique abstrait et exportable sans perte. La seconde a trait à un pilotage de l’innovation par le haut, comme un processus linéaire, objectivé et sans aléa qui viendrait dicter par le biais du management des directives en matière de nouveautés ! C’est l’application de bout en bout de 100 ans de doctrines héritées et mises au point par les cabinets de conseils.
Clayton Christensen identifie, dans cette immense mystification, les causes structurelles de ce qu’il nomme « l’échec des leaders ». Les organisations dominantes écoutent leurs clients et rationalisent ensuite leurs choix à partir d’indicateurs robustes, d’analyses solides et de déductions rationnelles. De cette manière, elles pensent « voir et entendre » les besoins de leurs marchés. C’est pourtant de cette manière qu’elles se rendent également aveugles aux signaux faibles, aux aléas, aux incertitudes engendrés par les marchés émergents ou hors de la sphère qu’elles jugent pertinente. L’innovation véritable, celle qui transforme, surgit souvent à la périphérie, portée par des logiques indétectables et des signaux invisibles aux critères usuels d’évaluation. Plus ennuyeux est la méthode employée le plus généralement pour analyser les besoins du marché, car elle n’adresse pas la plus importante des questions : comment formaliser tout ce que les clients ne disent pas ? Ce que la logique des cabinets reproduit, ce n’est donc pas de la maitrise ou des outils efficients, mais une série infinie de variantes d’un même archétype, d’un stéréotype qui a fini par se vider de sa substance. C’est le domaine du clonage organisationnel sans fond ni justification, encore une fois hérité de décennie d’industrialisation de leurs outils technocratiques.
TerBraak & Deleersnyder ont décrit ce phénomène dans le contexte des PME. Ils distinguent ce qu'ils nomment le « clonage créatif », qui adapte un modèle en surface, et le « clonage d’implémentation », qui reproduit une solution telle quelle. Dans les deux cas, il y a reproduction sans réinvention. Ce clonage est présenté positivement comme un gain de temps, un levier d’efficacité, et donc de productivité parce qu’il a justement été validé et éprouvé. Il s’agit pourtant d’une colonisation cognitive ! Elle remplace la pensée située de l’entreprise, objectivée par le vécu et le contexte propre de l’entreprise, avec un modèle réplicable extrait d'un autre univers professionnel, dont les conditions d’exécution ont été méthodiquement effacées.
Cela abouti à une stérilisation généralisée qui empêche la divergence de se déployer. Elle fonctionne comme un dispositif de blocage à la fois méthodologique, symbolique et organisationnel. Le mode de pensée dominant dans ces logiques est le « convergent thinking », qui vise à aboutir rapidement à une solution acceptée et mesurable, au détriment du « divergent thinking », moteur de la véritable créativité. Stériliser, c’est neutraliser les voix dissonantes, les bifurcations heuristiques, les zones d’ombre. C’est aussi réduire l’ambiguïté et l’inconfort, en les interprétant comme dysfonctionnels plutôt que comme propices à l’exploration. Or, comme le souligne J.P. Guilford dans The Nature of Human Intelligence, la pensée divergente mobilise la capacité à générer de multiples idées, à explorer des directions non conventionnelles, à associer des concepts éloignés. Contrairement à la pensée convergente, qui cherche la solution correcte à un problème donné, la pensée divergente valorise la nouveauté, l’abondance des réponses et la sensibilité aux détails inaperçus. Joy Paul Guilford identifie plusieurs dimensions clés de cette pensée telles que la fluidité (nombre d’idées produites), la flexibilité (variété des catégories), l’originalité (caractère inhabituel des réponses) et l’élaboration (capacité à développer les idées). L’éradication silencieuse de ces facultés dans les logiques managériales dominantes et soutenues par les cabinets de conseils est donc symptomatique d’un appauvrissement de ces régimes d’innovation.
Sur le plan collectif, cela entraîne une atrophie de la pensée stratégique, une perte de la capacité à composer avec le réel, un affaiblissement des capacités adaptatives des collectifs de travail. Cette mécanique est prodigieusement efficace. Les consultants instaurent des méthodes. Les organisations deviennent clientes des recettes qui en résultent en déployant des outils. Les managers justifient leurs choix par l’usage de ces outils générateurs de multiples indicateurs. Enfin, les indicateurs de performance viennent valider ex-post la conformité du processus dans sa globalité. L’innovation y est alors annihilée dans un environnement bouclé sur lui-même !
Enfin, comme le souligne Fariborz Damanpour dans Organizational Innovation, toute innovation n’a de consistance qu’inscrite dans une dynamique contextuelle spécifique. Il insiste sur l’importance de variables structurelles (taille, complexité, formalisation), de variables culturelles (tolérance au risque, orientation vers l’apprentissage), mais aussi sur les dynamiques d’interaction entre différents types d’innovations (technologique, administrative, de produit, de processus). Fariborz Damanpour démontre que l’innovation ne peut être dissociée du milieu dans lequel elle émerge. Elle est fondamentalement liée à la configuration organisationnelle, aux stratégies internes, aux réseaux qui entourent l’entreprise et à l’histoire collective de l’entité qui l’initie. Ignorer ces facteurs revient à promouvoir des dispositifs vides de toute vitalité adaptative.
Contre ces modèles d’innovations figées, il existe donc trois actions à mener impérativement et en urgence. Revaloriser le « divergent thinking » pour recréer les conditions cognitives et sociales de l’émergence. Déstandardiser les dispositifs en remplaçant les outils préformatés par des espaces moins encadrés. Recontextualiser la création pour ancrer toute initiative dans son écosystème vivant et conflictuel. Cela implique de cesser de traiter les collectifs comme des clients à satisfaire, tout en les restaurant comme des milieux capables d’innover. L’innovation ne peut être vivante qu’au prix d’une exposition au réel, à l’incertain, au dissensus. Elle doit cesser d’être un produit pour redevenir un processus. En somme, les cabinets conseil proposent la négation de l’innovation. Par le clonage, elle se répète. Par la stérilisation, elle s’assèche. Par le packaging, elle se coupe du réel. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’une innovation ouverte, vivante, traversée de conflits, de temporalités longues et de véritables altérités. Une innovation qui ne prétend pas changer le monde, mais qui se laisse changer par lui. Une innovation qui n’est pas l’apanage d’une élite consultante hors sol, mais la capacité distribuée d’un collectif à se réinventer, à accueillir les écarts, à composer avec la complexité.
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