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Durant les quatre derniers siècles, les sociétés humaines ont tenté de s'affranchir des déterminismes naturels, des dominations sociales et de leurs limites cognitives en développant des outils, des méthodes, des systèmes et des techniques inédites. Cette symbiose apparemment évidente et profitable entre innovation et progrès est pourtant très largement remise en question de nos jours. De moteur d’émancipation, de bien-être et de liberté, l’innovation devient, dans de nombreux cas, un vecteur de régression sociale, de déstabilisation politique, d’aliénation et de destruction de l'environnement. L’innovation contribue-t-elle toujours au progrès ?

Historiquement, le progrès est intimement associé soit à la croissance économique, soit aux avancées techniques. Dès l’an mil, l’Europe connaîtra un essor agricole, démographique et technique qui préparera la Renaissance et l’émergence des États modernes. Les Lumières déplaceront le progrès vers la raison, la science et l’universalité des droits, nourrissant la Révolution industrielle qui transformera travail, production et société. Le XIXᵉ siècle consacrera une accélération des innovations techniques et médicales, mais révèlera aussi les inégalités et les limites écologiques de nos sociétés. C'est ce qui mobilisera le travail d'Amartya Sen dans les années 1990, qui redéfinira le progrès comme un processus « d’élargissement des capabilités », c’est-à-dire des libertés réelles de choix et d’action accessible à chaque individu. Cette approche a été institutionnalisée par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), qui en a fait la base du Human Development Index (IDH). Ce cadre a été ensuite enrichi par les exigences de durabilité (sommet de Rio en 1992), de justice sociale, et de participation démocratique. Le progrès humain ne se limite donc plus à un accroissement des biens matériels ou des savoirs, mais suppose la convergence entre autonomie personnelle, sécurité collective, inclusion sociale et viabilité écologique. Cette synthèse permet d’éviter les dérives technocratiques ou productivistes qui réduisent le progrès à des indicateurs unidimensionnels. Le progrès humain est donc « l’élargissement des libertés réelles des individus à mener la vie qu’ils ont la volonté de valoriser, dans des conditions de dignité, de sécurité, de justice sociale et de soutenabilité écologique ».

Pourtant, dès le XIXe siècle, des voix s’élevaient pour dénoncer les effets délétères d’une innovation livrée aux intérêts dominants. En 1811, les Luddistes britanniques protestaient contre la mécanisation du textile, qu’ils considéraient non pas comme un progrès, mais comme une dépossession. Karl Marx, dans les années 1840-1860, analysait l’innovation industrielle comme un moyen utilisé pour concentrer le capital et établir le prolétariat. Au XXe siècle, après les catastrophes technoscientifiques des deux guerres mondiales, Günther Anders (dans L’obsolescence de l’homme, 1956) et Jacques Ellul (dans Le système technicien, 1977) ont formulé une critique radicale de la technique autonome, échappant au politique. Enfin, dans les années 1980, Ivan Illich dénonce l’innovation qui aliène l’individu (La convivialité, 1973) en créant une dépendance aux institutions techniques, appelant à des outils favorisant l’autonomie. Hans Jonas, quant à lui, formule une éthique de la responsabilité (Le Principe Responsabilité, 1979). Il considèrera que toute innovation doit être évaluée à l’aune de ses effets irréversibles sur le vivant, les générations futures et la condition humaine.

Les aspects négatifs de l’innovation ne sont donc pas nouveaux et notre compréhension du progrès humain a fortement évolué durant les derniers siècles. Ces constats n’ont pourtant pas abouti à une prise de conscience ou à une action politique d’inflexion. C’est donc l’architecture même de nos systèmes sociaux, cognitifs et citoyens qui sont désormais mis en danger et redéfinis sans questionnements partagés. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de l’innovation, l’Exoscène (« exo + skéné », hors de la scène, hors du visible). Une époque dans laquelle l’innovation est produite en dehors de la scène politique et de toute forme de délibération collective. Ce moment marque l’avènement du pilotage algorithmique invisible, des infrastructures techniques illisibles, et des choix sociotechniques opérés par des entités hors d’atteinte démocratique. Nous subissons le dessaisissement du commun par externalisation des leviers de transformation. Dans ce contexte, l'innovation ne peut plus être considérée comme une force évidente de transformation positive. Il faut dorénavant en interroger les formes, les régimes d’accélération, les acteurs, les visées et surtout les dispositifs de contrôle ou d’encadrement souvent inexistants.

L'innovation, comme l'établie la tradition schumpétérienne, reposait sur une idéologie de « destruction créatrice ». Elle détruit les structures anciennes pour permettre l’émergence de nouvelles formes de production, de consommation, de travail, de loisirs. Dans de nombreux cas pourtant, la part de destruction dépasse désormais de loin la part de création ! L’innovation engendre des pertes nettes telles que la disparition de savoir-faire, la suppression du sens, la destruction d’emplois, la fragmentation sociale ou la violence. Par ailleurs, elle est alimentée de manière autonome par une dynamique hypothétique de « disruption » perpétuelle. Elle se perpétue au nom d’une course à la nouveauté dont personne ne se figure la finalité si ce n’est l’optimisation de la productivité et de la rentabilité des investissements. Plus encore, comme le souligne le rapport « The Innovation Delusion », de Lee Vinsel, l’obsession pour l’innovation fait oublier la nécessité de considérer ses conséquences sur le long terme. Cela comprend la maintenance, l’entretien, la stabilité, la continuité et la fin de vie des innovations passées. Nos sociétés « modernes » préfèrent récompenser le geste spectaculaire de création plutôt que le travail discret de soutenabilité et de durabilité. C’est de cette manière, par exemple, que l’on laisse s’effondrer des infrastructures essentielles au nom d’investissements jugés plus prometteurs, plus rentables et surtout plus visibles. Paradoxe ultime, plus aucun décideur, public ou privé de nos démocraties, n'est capable aujourd’hui de relancer de « grands projets » (réseaux, infrastructures lourdes, grandes épopées). Il manque invariablement la bonne approche, le bon état d'esprit, le courage désintéressé ou tout simplement la foi en l'avenir des humains !

Une part croissante des innovations importantes est donc portée par des entités privées, dans une opacité quasi-totale, en particulier dans le numérique et les biotechnologies, pour lesquels les dépenses de R&D sont majoritairement financées par les grandes entreprises transnationales. Dans d'autres secteurs technologiques tels que l’énergie, l’agriculture, les transports ou l’ingénierie industrielle, les formes de co-financement public-privé sont plus fréquentes. Toutefois, la tendance à la privatisation de l’innovation s’y manifeste également à travers la logique des partenariats, la délégation de la recherche appliquée à des consortiums industriels ou encore la standardisation technocratique sans concertation citoyenne. Même lorsque l’État reste financeur ou pilote, il délègue souvent la conduite à des opérateurs soumis aux logiques de rentabilité, réduisant les marges de délibération démocratique sur les finalités de l’innovation.

Les GAFAM, par exemple, détiennent un pouvoir technologique et cognitif sans précédent dans l’histoire humaine et sans contre-pouvoir institutionnel. La logique marchande prime toute autre considération éthique, social ou politique. Shoshana Zuboff démontre, dans « L’âge du capitalisme de surveillance », comment l’architecture des services numériques repose sur une exploitation massive des comportements humains. Cela se fait sans consentement, avec pour finalité un contrôle à grande échelle des choix des individus dans des domaines qui dépassent largement la sphère marchande. Cette appropriation de l’innovation par des puissances économiques échappant au débat public constitue un véritable « coup d’État technologique ». Le système démocratique est court-circuité par des dispositifs techniques qui modifient en profondeur les comportements, les opinions et les sociabilités sans que l’expression populaire puisse exercer un quelconque arbitrage.

Cette « privatisation » rampante de l’innovation n’est d'ailleurs pas une dérive imprévue. Elle s’inscrit même dans une stratégie assumée par de nombreux États. Elle se présente comme un facilitateur de la « compétitivité » ou de la « modernité », tout en délégitimant le rôle de régulateur des nations. Certains États deviennent également des opérateurs de leur propre désincarnation politique. Ils transforment la décision collective en choix technocratique prétendument neutre au profit d'une vision ultralibérale supposée beaucoup plus efficace pour opérer le fonctionnement de la plupart des services aux citoyens ! Isabelle Bruno et Emmanuel Didier ont montré comment l’application aveugle des méthodes issues de l’entreprise privée a redéfini l’action publique selon des standards concurrentiels, rendant toute contestation démocratique illégitime, car jugée « inefficace », « inappropriée » ou « irrationnelle ». Derrière l’idéologie de la réforme de l’État se profile ainsi un dessaisissement organisé du pouvoir populaire, sans confrontation, sans violence ouverte, mais par redéfinition subtile des leviers d’action. Ce transfert progressif de la souveraineté collective vers des mécanismes techniques et des partenariats opaques rend presque impossible toute reconquête politique parce que les modalités de décision deviennent imperceptibles, dispersées, préemptées par une ingénierie normative.

Cette innovation, que l'on peut qualifier de « non démocratique » ou, plus prosaïquement, d’autocratique, produit des effets systémiques graves. Pêle-mêle, nous pouvons mentionner la déstabilisation des régimes d’attention, la fragmentation de l’espace public, la polarisation des opinions, l'exploitation accrue des ressources naturelles, la généralisation de la désinformation, la destruction systématique des acquis sociaux et la baisse orchestrée des capacités cognitives. Elle contribue à défaire les conditions mêmes de l'exercice de la démocratie et, en conséquence, tout accroissement du progrès qui est par nature opposé aux visées et ambitions de ce nouveau régime. L’innovation devient ainsi régressive parce qu’elle est instrumentalisée, décontextualisée et guidée par des logiques d’optimisations court-termistes, individuelles et non éthiques. L’innovation s’est donc retournée contre ses intentions proclamées et devient vectrice d’aliénation, d’exploitation et de régression. Réhabiliter le progrès passe dès lors par une reprise en main politique de l’innovation, son inscription dans des débats publics délibératifs, la reconnaissance de sa conflictualité et l’instauration de garanties démocratiques à sa mise en œuvre. Autrement dit, réhumaniser la technique en politisant de nouveau l'avenir collectif.

Pour y parvenir, il est probablement grand temps de questionner l’absence de comptabilité clair des actions du secteur public visant à soutenir l’innovation privée. Alors même que les États mobilisent des ressources considérables pour stimuler l’innovation (subventions, crédits d’impôt, infrastructures mutualisées, partenariats publics-privés), il n’existe que très peu de mécanismes d’évaluation publique, de traçabilité des décisions ou de reddition de comptes. Les modalités d’attribution des soutiens, les critères de sélection des projets, les engagements et contrepartie attendus et les résultats obtenus ne sont, tout simplement, pas débattus politiquement, encore moins rendus lisibles à la société civile. Il s’agit là d’un angle mort démocratique majeur, qui prive la population de toute capacité à délibérer sur les finalités collectives de l’innovation.

Comme l’a montré Mariana Mazzucato (The Entrepreneurial State: Debunking Public vs. Private Sector Myths), l’État joue un rôle entrepreneurial décisif, prenant les risques que le marché refuse d’assumer, tout en laissant les bénéfices se concentrer dans les mains d’intérêts privés sans réciprocité ni redistribution. Pourquoi la puissance publique soutient-elle massivement l’innovation privée sans exiger des engagements fermes en matière de création d’emplois, d’ouverture des résultats, de soutenabilité écologique ou de justice sociale ? La procédure même d’allocation des ressources publiques à l’innovation repose sur des dispositifs administratifs (appels à projets, jurys d’experts, conventions industrielles) qui opèrent une dépolitisation profonde. En court-circuitant la représentation parlementaire, en marginalisant les collectifs citoyens et en écartant toute conflictualité sur les finalités, ces mécanismes contribuent à une technocratisation du choix stratégique. Ils installent un régime d’exception dans lequel l’innovation devient une zone d’arbitraire technico-économique échappant aux principes élémentaires de la souveraineté populaire. Ce déficit de contrôle nourrit une dépossession progressive de la capacité collective à décider des trajectoires de transformation sociale, au nom d’une efficacité supposée.

Interroger cette absence de comptabilité, c'est certainement le premier pas pour réhabiliter le sens politique. C’est demander que toute politique publique d’innovation soit tenue à une obligation de justification, d’évaluation transparente, de retour social vérifiable. C’est réinscrire l’innovation dans un espace de débat, de choix et de responsabilité. Autrement dit, réconcilier puissance publique, technique et démocratie.

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