Le succès d’une innovation dépend moins de son caractère prétendument « disruptif » que de la capacité effective de nos sociétés humaines à la convertir en usage signifiant et durable. Pour poser un cadre conceptuel renouvelé sur ce sujet, nous devons définir un moyen de mesurer la somme dynamique des facteurs de conversion qui transforment une ressource technologique en fonctionnement socialement valorisé. Le concept de « l'innovation capability » ambitionne d'articuler l’approche par les capabilités d’Amartya Sen, la littérature sur la diffusion des innovations et les travaux contemporains sur l’absorptive « capacity ». Cette perspective permet en particulier de déconstruire le récit dominant de la disruption et de réhabiliter le rôle central des connaissances, des savoirs tacites et des infrastructures d’apprentissage dans la temporalité réelle de l’adoption des innovations.

Depuis plus de deux décennies, le vocabulaire de la disruption domine le discours managérial et médiatique. Popularisée par Clayton Christensen, l’idée sous-jacente est assez simple. Une innovation radicale, souvent venue de la périphérie, renverse les acteurs établis parce qu’elle répond mieux aux besoins de segments initialement négligés. Dans cette grille de lecture, la rapidité de diffusion et les bouleversements sectoriels semblent mécaniquement découler du seul caractère de rupture technologique. Pourtant, les études montrent que la majorité des prétendues disruptions s’inscrivent dans des chronologies longues et que leur adoption dépend de facteurs multiples tels que les compétences des utilisateurs, les routines organisationnelles, les réglementations. De plus interviennent des principes de complémentarités techniques, symboliques et institutionnelles qui viennent introduire des retardateurs considérés comme non rationnels ! Ces éléments sont précisément ce que l’économie normative d’Amartya Sen appelle des « facteurs de conversion ». Replacer la diffusion de l’innovation dans cette approche permet de déplacer la focale de compréhension. Il ne s’agit plus de célébrer une rupture, mais de comprendre comment une société se dote, ou non, des capabilités nécessaires pour transformer un artefact en usage effectif.

Amartya Sen distingue, dans « Commodities and Capabilities » les ressources, les facteurs de conversion et les « functionings » comme trois niveaux analytiques. Posséder un bien, fût‑il un smartphone 5G ou un vaccin à ARNm, ne garantit jamais le bénéfice attendu. Entre la ressource et la réalisation, s’intercalent de multiples médiations telles que les savoirs tacites, les infrastructures, les normes, les incitations ou les réseaux d’entraide. Dans une perspective de développement, la « capability » correspond ainsi à l’ensemble des fonctionnements réellement accessibles pour un agent donné. Cette approche, fondée sur les libertés réelles (real freedoms), implique autant la possibilité effective d'agir que la liberté d’en décider, ce que Amartya Sen nomme parfois agency freedom en complément du bien-être.

Transposée à l’innovation, cette approche permet d'ébaucher un facteur de « capabilité de conversion technologique » qui traduit le pouvoir dont dispose un collectif pour transformer la nouveauté en usage pratique. Ce potentiel est donc le noyau réel de l’Innovation Capability. Elle ne se décrète pas, elle s’accumule lentement par apprentissage, expérimentation, mutualisation des connaissances et engagement institutionnel.

Quatre familles de facteurs de conversion structurent cette puissance transformative :

  • Facteurs cognitifs : niveau de formation, diversité disciplinaire, culture de résolution de problèmes, capacité d’« unlearning » qui permet de désapprendre les routines obsolètes.
  • Facteurs organisationnels : routines d’Absorptive Capacity (Cohen & Levinthal), pratiques de tutorat croisé, gouvernance ouverte des projets, allocation de temps pour l’exploration.
  • Facteurs infrastructurels : laboratoires, centres de données, bibliothèques, réseaux numériques, fablabs, standards interopérables, documentation libre.
  • Facteurs institutionnels et systémiques : réglementations favorables à l’expérimentation, protection équilibrée de la propriété intellectuelle, confiance sociale.

La dynamique d’adoption reflète alors la capacité de ces quatre registres à se synchroniser. Lorsque les complémentarités se renforcent, le délai qui sépare disponibilité et adoption se raccourcit. À l’inverse, l’absence ou la fragilité d’un seul registre peut allonger la courbe pendant des années.

La théorie de la diffusion de Everett Rogers (Diffusion of Innovations), pour sa part, identifie l'avantage relatif, la compatibilité, la complexité perçue, l'expérimentabilité et l'observabilité, comme les cinq attributs influençant la vitesse d’adoption. Nous pouvons toutefois constater que ces attributs ne sont opérants que via les capabilités de conversion. Par exemple, une forte compatibilité suppose un capital cognitif capable de traduire l’innovation dans les pratiques existantes. L’expérimentabilité requiert des laboratoires accessibles et un cadre réglementaire clair. L’observabilité dépend de canaux de dissémination et d’une culture du partage. Ainsi, l’attribution du succès à une prétendue rupture masque souvent des strates complexe de continuités qui exploitent les apprentissages antérieurs, les infrastructures héritées et les langages techniques stabilisés.

Les narrations disruptives résistent donc très mal à l’examen empirique. Le transistor, l’imagerie par résonance ou le véhicule électrique autonome, toujours cités comme ruptures, sont chacun issus de décennies d’expériences, de normalisation et de soutien public. Leur diffusion a été lente et entrecoupée de doutes et de remise en question. Le concept même de disruption n'existe pas et fonctionne surtout comme rhétorique marketing  qui simplifie la complexité historique pour valoriser l’acteur qui revendique la nouveauté. En réalité, plus une technologie est radicalement nouvelle, plus les capabilités de conversion requises sont élevées et plus les délais d’adoption sont longs. On peut raisonnablement dire que ce qui est disruptif mettra donc plus de temps à être adopté ! Paradoxalement, ce sont les innovations incrémentales, compatibles avec les capabilités existantes, qui se diffusent le plus vite. La disruption, si elle advient, est d’abord le résultat d’une maturation cumulative des capabilités, rarement le surgissement ex nihilo d’une invention solitaire.

Refuser le mythe de la disruption ne consiste pas à minimiser l’importance des sauts technologiques, mais à reconnaître que leur trajectoire concrète dépend avant tout de la qualité et de la densité des capabilités de conversion. À l'inverse, l’Innovation Capability Index proposerait un cadre analytiquement robuste et opérationnellement pertinent pour toutes les décisions stratégiques. Il apporterait aux décisions managériales une évaluation objective de l’état du système de conversion qui devra faire vivre l'innovation en lieu et place des interrogations subjectives habituelles sur la « nouveauté » ! Or, dans une majorité d’entreprises, l’évaluation des innovations reste prisonnière de logiques mimétiques dans lesquelles les effets d’annonce l’emportent sur les effets d’usage. L’obsession de la rupture devient un indicateur de conformité, une manière de suivre la tendance dominante plutôt qu’un véritable exercice d’intelligence stratégique. Le vocabulaire de la disruption fonctionne alors comme un mot de passe qui ouvre l’accès à des financements, des soutiens internes, des relais médiatiques au prix d’un affaiblissement de la rigueur critique.

Comme le rappellent Franck Aggeri ou Vincent Bontems, ce que l’on nomme « innovation » relève bien souvent d’une production narrative destinée à sécuriser des investissements ou à suivre une injonction institutionnelle. C’est pourquoi il est vital de réaffirmer le rôle critique et fondamental des processus de recherche, seuls capables de neutraliser ces mécanismes d’emballement performatif. La recherche, dans sa lenteur, sa méthode, ses exigences de preuve, constitue une forme d’antidote aux séductions de la pseudo-nouveauté. Elle seule permet de requalifier ce qui a de la valeur, non parce que c’est neuf, mais parce que c’est transformable. Il ne s’agit donc pas de ralentir l’innovation, mais de l’arracher à sa mise en spectacle, pour lui restituer sa puissance transformatrice ancrée dans les capabilités d’un collectif vivant.

Tag(s) : #Capabilité, #Transformation, #Adoption, #Innovation
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