L’expression « improviser avec méthode » intrigue par sa nature paradoxale. Elle juxtapose deux concepts traditionnellement perçus comme antinomiques. D'un côté, l’improvisation, souvent associée à la spontanéité, à l’intuition, à l’absence de plan préétabli. De l'autre, la méthode, symbole de rigueur, de planification et de logique. Pourtant, cette tension sémantique, loin d’être contradictoire, constitue le socle d’une conception adaptée, moderne et féconde de l’innovation. Elle désigne une dynamique essentielle dans les environnements marqués par l'incertitude, la complexité, l'ambiguïté et le changement rapide.
L’innovation n’émerge ni du hasard pur, ni d’une application rigide de protocoles. Elle surgit dans un espace de contraintes structurées dans lequel des décisions adaptées doivent être prises à partir de données partielles, de signaux faibles, d’évaluations incomplètes et de technologies non matures. Improviser avec méthode, dans ce contexte, signifie agir sans disposer de l'ensemble des éléments, tout en maintenant une exigence de rationalité, de testabilité et de cohérence. Il s'agit d'une capacité proportionnée à réagir, mais de manière informée. Mais, il s'agit également de laisser s'établir des marges de manœuvre considérables quant aux finalités atteignables, et c'est souvent ce que les organisations actuelles rejettent.
Cette posture trouve son ancrage dans la critique de la connaissance, en particulier dans la logique abductive telle qu'elle a été formulée par Charles S. Peirce. Contrairement à la déduction (qui applique une règle à une situation pour en extraire une orientation) ou à l'induction (qui généralise une conclusion ou une orientation à partir de cas observés), l'abduction permet de générer des hypothèses probables sur le fondement de faits peu avérés. Elle est au cœur de toute démarche exploratoire placée devant un phénomène dont on ne peut déterminer les causes avec exactitude. Le chercheur, l'ingénieur ou le technicien émet une explication plausible, qu'il confronte ensuite à la réalité au travers d'expérimentations ou de simulations. C’est faire preuve d'une véritable agilité intellectuelle et opérationnelle, qui suppose de nombreux essais et erreurs, loin des définitions aseptisées actuelles de l’agilité communément professée et vide de sens.
Dans le même esprit, la notion de rationalité limitée développée par Herbert Simon propose un modèle opérationnel pour la prise de décision dans les contextes pour lesquels l'information est incomplète, le temps contraint et les objectifs en évolution. Plutôt que de rechercher une solution optimale et inaccessible, il faut alors s'efforcer de trouver une solution satisfaisante qui constitue le principe de seuil de satisfaction. Ce modèle est directement pertinent pour les projets technologiques pour lesquels la structure du problème évolue au fil du temps, et où les solutions doivent être reconfigurables.
Les heuristiques adaptatives, enfin, prolongent cette logique. Utilisées en intelligence artificielle, en optimisation, en robotique ou en planification sous incertitude, elles permettent de prendre des décisions rapides, localement cohérentes, sans disposer d'un modèle global exact. Leur puissance repose sur leur simplicité, car elles ne visent pas la perfection, mais la robustesse. Par exemple, les algorithmes évolutionnistes, les stratégies de recuit simulé ou les systèmes multi-agents n'ont pas pour but de reproduire une planification linéaire. Ils cherchent plutôt à favoriser l'émergence de comportements efficaces à partir de règles simples et distribuées, donc agissant localement.
C'est dans cet esprit que de nombreuses innovations techniques majeures ont été réalisées par exploration progressive, par combinaison de modules existants, par détournement de solutions initialement prévues pour d'autres usages. Le pilotage de l'incertain dans les systèmes critiques (spatial, défense, nucléaire, transport) repose sur des capacités à improviser dans des marges contrôlées, pour lesquels les redondances, les plans de secours, les capteurs décentralisés et les simulateurs jouent un rôle fondamental.
Improviser avec méthode ne signifie donc pas improviser sans base, mais disposer d'un socle de principes, de modèles et d'hypothèses ouverts à la révision. C'est aussi penser l'expérience technique comme un processus réflexif, dans lequel on apprend en faisant, et pour lequel la connaissance se construit par interaction successive avec le réel. Ce paradigme opérationnel est particulièrement pertinent dans des contextes d'innovation ouverte, de design de systèmes autonomes, ou de pilotage de technologies embarquées en conditions extrêmes. Une telle approche impose de concevoir les dispositifs technologiques non comme des solutions closes, mais comme des systèmes capables d'évoluer, de s'auto-ajuster, d'intégrer des événements non prévus. C'est un régime de « méthodicité » souple, dans lequel la performance repose moins sur la prédiction que sur la capacité à maintenir la cohérence d'ensemble malgré les fluctuations locales.
Improviser avec méthode devient alors un critère fondamental de l'innovation contemporaine, pour non plus répondre à des objectifs fixes, mais maintenir la direction dans un champ de contraintes mouvantes. Il n'est plus question d'appliquer une solution déterminée, mais d'en construire une au fil de l'interaction. C'est une posture d'engagement rationnel dans l'incertain, une intelligence de l'action qui conjugue souplesse, vigilance et rigueur. Les méthodes planifiées et « stratégisées » dominantes, présentées comme des gages de rigueur organisationnelle, reposent sur une illusion de prévisibilité et de contrôle. La force apparente de ces méthodes est trompeuse, car elle vient de leur capacité à projeter pour les décideurs un futur désirable et contrôlé sous forme d’objectifs, de jalons, de livrables pour la plupart hors d'atteinte, voire inadaptés. C'est la conséquence logique d'une approche fondée sur un monde supposé stable, linéaire et maîtrisable, ce que les environnements technologiques contemporains ne sont précisément plus.
Dans un cadre marqué par la variabilité rapide des paramètres, la mise en place de feuilles de route figées devient risquée pour les entreprises, car elle transforme l’adaptation en déviance, et l’apprentissage en anomalie. Dans ce contexte, le pilotage par indicateurs masque la réalité et inhibe les interprétations nécessaires à une bonne stratégie. La pseudo-stratégie résultante verrouille les options et le marketing de l’innovation transforme finalement des hypothèses de valeur en impératifs de livrables non discutables et souvent inappropriés. À l’inverse, la logique d’improvisation méthodique n’abolit pas la méthode, mais elle refuse son fétichisme. Elle n’avance pas à l’aveugle, mais elle récuse les trajectoires déterministes. Elle tente d'organiser ponctuellement l'incertain, au lieu de le nier. Elle reconnaît qu’aucune planification ne peut anticiper la totalité des contraintes réelles, ni circonscrire l’espace de la découverte. Elle privilégie les dispositifs réflexifs, les hypothèses révisables, les structures exploratoires capables d’accueillir la surprise.
L'une des activités qui illustre probablement le mieux ces principes est la Recherche. Pas la « recherche » aseptisée, enfermée dans les logiques de livrables ou d'indicateurs, cadenassée par des ambitions tatillonnes et mercantiles. Mais, celle qui s’infiltre partout où le réel résiste, là où les certitudes s’effondrent, où il faut penser sans filet. La Recherche véritable ne se reconnaît pas à la splendeur de ses tableaux Excel et au clinquant de ses publications, mais à la puissance de sa vulnérabilité. C’est une posture de lucidité radicale face à un monde qui échappe à toute linéarité. Dans cette perspective, « improviser avec méthode » n’est pas un oxymore, mais une nécessité cognitive. Elle signifie accepter de ne pas savoir à l’avance, tout en étant méthodiquement rigoureux dans l’enquête, l’essai, l’erreur, la reformulation. C’est précisément cette dynamique que Donald Schön appelait la « réflexivité en action », une pensée qui se fabrique au cœur même de la pratique, et non avant elle. Nombre de domaines contemporains reconnaissent aujourd’hui cette forme de rationalité opératoire. En design, Nigel Cross évoque la « logique du possible », qui suppose de tester et de bricoler des pistes non prouvées, mais plausibles, dans un processus d’itération entre problèmes mal posés et solutions émergentes. En économie, Mariana Mazzucato souligne que les grandes avancées ne surgissent jamais d’une planification stricte, mais d’explorations incertaines, portées par des institutions qui osent investir dans l’inconnu.
C’est pourquoi refuser la Recherche, aujourd’hui, ce n’est pas choisir la prudence. C’est choisir l’aveuglement. Une organisation qui ne cherche pas, qui ne doute pas, qui ne questionne pas ce qu’elle fait, devient mécaniquement l’otage de méthodes figées, de récits creux, de promesses intenables. Elle s’enferme dans la reproduction de schémas théoriques inefficients pour affronter des réalités nouvelles qui évoluent désormais beaucoup plus rapidement. Faire de la Recherche une fonction organique, enracinée dans l’action, c’est doter l’organisation d’un nerf sensible, capable de percevoir l’invisible, de répondre à l’imprévu, de construire du sens là où les cartes sont manquantes.
La Recherche ne nous protège pas de l’incertitude, mais elle nous y expose lucidement, et c’est en cela qu’elle nous arme. Parce que dans un monde instable, ce n’est plus la maîtrise qui fonde la force, mais la capacité à apprendre plus vite que l’événement, à anticiper et à s'adapter. Voilà pourquoi, dans l’entreprise comme ailleurs, la Recherche n’est pas un luxe intellectuel. Elle est dorénavant un impératif vital.
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