Comme je l’indiquais, « Intersticiel se veut habité, forgé dans les marges de l’innovation normative ». À ce titre, la lecture d’ouvrages et de publications que je qualifierais d’orthogonales n’a rien d’un luxe d'érudit. Elle constitue au contraire un passage obligé, presque initiatique, pour quiconque entend penser l’innovation autrement que dans les termes qu’elle emprunte à sa propre idéologie. Lire au-delà des cercles autorisés, croiser les disciplines, inviter l’archéologie, l’anthropologie, l’histoire, la philosophie, les sciences sociales au sens large à nos réflexions, c’est refuser que l’innovation soit pensée depuis le seul dedans de l’économie, de la technologie ou du management. Ces incursions dans d’autres domaines ne visent pas à juxtaposer des savoirs, mais à déséquilibrer nos cadres. À creuser l’écart. À déranger les sécurités intellectuelles qui entourent trop souvent l’innovation comme s’il s’agissait d’un domaine à part, autonome, fermé sur lui-même. Or l’innovation n’a jamais été cela. Elle est toujours prise dans des récits, des imaginaires, des structures de sens plus vastes qu’elle-même.

C’est dans cet esprit que je vous invite aujourd’hui à entrer dans l’œuvre de David Graeber et David Wengrow, car ils invitent précisément à accepter ce déplacement. Leur travail conduit à reconnaître que les sociétés humaines n’ont jamais innové en suivant une logique fonctionnelle ou une méthode prédéfinie. Par conséquent, ils vous incitent à entendre que l’histoire, loin d’être un processus téléologique, est un champ de multiples expérimentations, d’essais, d’erreurs, et de réversibilités.

Dans Au commencement était…, David Graeber et David Wengrow entreprennent une vaste relecture critique de l'histoire des sociétés humaines, fondée sur les récents apports de l'archéologie, de l'anthropologie et de l'histoire comparée. Le sous-titre original de l'ouvrage, A New History of Humanity, annonce d'emblée la visée de rupture. Il est question pour les auteurs d'en finir avec les concepts évolutionnistes, les récits linéaires et les fausses nécessités. Cette rupture ne se fait pas dans l'abstraction et s'appuie sur des données concrètes, des cas empiriques, et une grande rigueur de raisonnement.

L'objectif du livre est double. D'abord, déconstruire le récit dominant selon lequel les sociétés humaines seraient passées inévitablement d'un état de nature (archaïque, égalitaire, simple) à des formes complexes (hiérarchiques, inégalitaires, administratives), par une succession d'étapes prévisibles et bien connues. Pour mémoire et très synthétiquement, ces étapes communément admises sont la domestication des plantes et des animaux, la révolution néolithique, l'urbanisation, la naissance de l'État, des classes et de la bureaucratie. Nos auteurs proposent un contre-récit qui ne soit pas un simple renversement, mais une mise en évidence de la pluralité des trajectoires possibles, de l'expérimentation constante des humains avec leurs propres formes sociales.

Ce que les auteurs appellent « la liberté de refuser » (the freedom to refuse) est au cœur de cette histoire alternative. Contrairement à la vision rousseauiste ou hobbesienne de l'évolution politique, les données archéologiques montrent que les groupes humains faisaient souvent le choix d'abandonner les pratiques agricoles pour revenir à la chasse et à la cueillette ! Ces communautés ont créé des villes sans hiérarchie, comme à Çatal Höyük et ont vécu des régimes politiques saisonniers où l'autorité était temporairement acceptée, avant d'être désactivée ou rejetée.

Cette plasticité structurelle de l'organisation sociale est radicalement étrangère aux modèles de l'évolution sociale soutenus par Peter Turchin, aux grandes typologies proposées par Lewis Morgan, ou aux simplifications fonctionnelles de l'anthropologie structurale. Graeber et Wengrow plaident pour une attention renouvelée à la capacité des collectifs humains à inventer, bricoler, suspendre, transformer leurs propres institutions. Loin d'être prisonniers de leur mode de subsistance, les peuples du passé apparaissent comme d'habiles architectes sociaux.

Ce qui nous intéresse, du point de vue de l'innovation, est la manière dont l'émergence de nouvelles formes n'obéit à aucune logique prédictive. Les auteurs montrent que les bifurcations institutionnelles se produisent non pas en conséquence d'un changement technique ou écologique, mais parce qu'elles sont rendues possibles par un imaginaire social actif. L'innovation n'est pas réductible à la technique. Elle produit une capacité collective à rompre avec ce qui est devenu intenable, à projeter d'autres manières de vivre ensemble, à réintroduire du jeu, et donc du mouvement, dans les structures.

Les exemples abondent dans cet ouvrage tel que les assemblées rotatives de certaines sociétés d'Amérique du Nord, les systèmes d'inversion rituelle du pouvoir chez les peuples de la côte pacifique ou encore les échanges entre collectifs dotés de modes d'évaluation totalement hétérogènes. L'histoire humaine est donc une archive foisonnante de ce que Graeber nomme des « expériences sociales » à grande échelle. Des tentatives, parfois avortées, parfois pérennes, de réorganiser le monde symbolique, matériel et politique.

Ce que le livre donne à voir, c'est que ces innovations ne répondent à aucune finalité claire. Elles ne visent pas l'efficacité, la croissance, la stabilité ou la productivité. Les objectifs poursuivent autre chose, c'est-à-dire un agencement viable, un équilibre rituel, une forme de justice, une manière d'habiter le monde. Ces surgissements se produisent souvent dans des contextes de crise ou de saturation, mais sans plan préconçu. Elles sont contingentes, réversibles, locales et c'est précisément leur caractère indéterminé qui les rend innovantes. De ce point de vue, vouloir planifier l'innovation revient à nier ce qui la rend possible. L'innovation exige des collectifs qu'ils acceptent de suspendre leurs certitudes, de se confronter à l'étrangeté de leur propre organisation, de se rendre disponibles à des devenirs non programmables. Graeber et Wengrow nous montrent que cette compétence d'écoute de l'inconnu est au fondement même de l'humanité. Loin d'être une tare ou une lacune, l'absence de « savoir à l'avance » est une ressource structurante.

Enfin, l'ouvrage se conclut sur une note politique extrêmement importante lorsque l'on œuvre au quotidien dans les métiers de l'innovation. La critique de l'imaginaire fataliste selon lequel il n'y aurait pas d'alternative. L'obsession contemporaine pour l'efficacité, la gestion, l'ingénierie sociale et l'innovation contrôlée traduit un renoncement à cette plasticité originelle. Le pouvoir est devenu incapable de s'imaginer autrement qu'en gestionnaire de systèmes clos. En cela, il est anti-innovant par essence.

Ainsi, ce que nous apprend Au commencement était…, c'est que l'innovation suppose un rapport éthique à l'incertitude. Elle n'est pas un objectif, mais une conséquence. Elle ne se décrète pas, elle se prépare. Et, cette préparation ne passe pas par des outils, mais par des dispositifs sociaux capables d'accueillir le non-su. Sujet qu'il ne faut pas traiter comme un défaut à combler, mais comme un foyer de transformation potentielle. Il est donc vital de ne pas savoir à l'avance, non pour se perdre, mais pour laisser le monde surgir autrement.

Tag(s) : #Innovation, #anthropologie, #Incertitude, #Graeber
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