Depuis plusieurs décennies, l’innovation s’est constituée comme l’un des dogmes centraux de nos sociétés. Présentée comme l’horizon indépassable du progrès, elle est devenue un opérateur sémantique universel, censé résoudre simultanément la stagnation économique, les désordres sociaux, les défis environnementaux et les mutations culturelles. Devenue injonction, elle échappe à la critique. Pourtant, jamais sans doute l’innovation n’a été aussi peu transformatrice. Au contraire, elle s’est institutionnalisée, technicisée, standardisée au point de se vider de toute radicalité. Pire, elle s’est soumise aux impératifs de rentabilité, d’accélération et de marketing, dans une logique d’obsolescence programmée du monde.

Pour sortir de ce piège, nous devons réinventer l’innovation, l’extraire de sa mythologie et la reconstruire comme démarche consciente, située et émancipatrice. Il ne s’agit pas de nier ses potentialités, mais d’en requalifier l’usage, de la restituer à ce qu’elle aurait toujours dû être. En clair, réhabiliter une activité critique de transformation des cadres de pensée et d’action, et non un simple processus de déploiement technique ou de renouvellement superficiel.

La critique de l’innovation est ancienne et elle traverse les œuvres d’Ellul, Illich, Anders, mais elle a connu une inflexion contemporaine à travers les analyses de Bruno Latour, de Langdon Winner, ou de David Edgerton. Ceux-ci montrent que l’innovation, loin d’être une aventure créative désintéressée, est souvent un instrument de pouvoir, car elle redéfinit les normes sociales sans consultation, impose des temporalités irréversibles, naturalise les asymétries économiques. Ainsi, derrière l’apparente modernité de certaines solutions, se cache une violence systémique.

Ce que nous appelons innovation aujourd’hui est bien souvent un théâtre de la transformation fait de hackathons sans lendemain, de solutions numériques plaquées sur des problèmes systémiques, de start-up à vocation spéculative et de politiques publiques inspirées de l’économie comportementale donc vide de sens. La profondeur s’est évaporée au profit du rythme, de l’impact calculable, du storytelling. Cette innovation performative est désormais une forme d’esthétique séduisante, rapide, mais aveugle aux conséquences sociales et environnementales de ses propres actes. Mais, pire, elle est devenue inefficiente, inopérante face aux grands défis qui nous attendent en matière d’adaptation face aux changements climatiques, de prise en compte des évolutions démographiques et de perte de sens que nos sociétés modernes affrontent quotidiennement.

La critique constructive de l’innovation impose donc d’en interroger les fondements, non pour la dénigrer, mais pour lui rendre ses lettres de noblesse. Quels types de savoir valorise-t-elle ? Quels régimes de temporalité induit-elle ? Quelle conception de l’humain et du collectif suppose-t-elle ? Quels engagements de la société suppose-t-elle ? Poser ces questions, c’est reconnaître que l’innovation est surement une solution, mais constitue avant toute chose un contexte et une méthode à penser. Réinventer l’innovation, c’est donc d'abord refuser son monopole narratif. C’est ouvrir la voie à des innovations non alignées qui soient lentes, discrètes, collaboratives et éventuellement réparatrices. C’est retrouver dans les marges, les usages négligés, les formes discrètes de savoir (Polanyi), les bifurcations silencieuses (Stengers), les ressources pour un autre devenir. Cela suppose une critique constructive et volontariste de la « performativité creuse », celle qui confond résultat et transformation. Une innovation n’est pas une solution technologique déployée à l’échelle. C’est avant toute chose une mise en tension des cadres institués, une suspension de l’automatisme, une réouverture des possibles. Cette approche exige un repositionnement complet du design à la recherche, de l’économie à l’action publique. Elle implique de renouer avec la conflictualité, de reconnaître que l’innovation n’est pas consensuelle, mais toujours disputée, toujours située. Elle demande de faire place à des indicateurs alternatifs. En effet, au lieu de mesurer l’innovation par ses effets financiers ou ses métriques d’adoption, interrogeons sa capacité à créer de la « reliance », du sens partagé, de la soutenabilité, de l’adhésion et pourquoi pas de la souveraineté !

Il ne s’agit plus « d’innover pour innover » ou d’ordonner l’innovation par quelques lignes dans un plan stratégique. Dans ce cadre, les projets réellement innovants ne sont plus ceux qui génèrent du neuf, mais ceux qui permettent des formes de sociétés, d’entreprises, d’organisations plus résilientes, plus attentives, plus durables. La réinvention de l’innovation ne vise donc pas à la neutraliser, mais finalement à la radicaliser. À la débarrasser de ses oripeaux gestionnaires, pour en faire de nouveau un outil qui « fabrique » notre monde. Elle est l’affaire de tous, chercheurs, citoyens, élus, praticiens. De plus, elle exige du courage, implique de la complexité, et engage des efforts constants de désalignement. C’est à cette condition que l’innovation redeviendra ce qu’elle promettait d'être, c’est-à-dire, non pas un supplément de vitesse, mais une chance de bifurquer.

Réinventer l’innovation ne saurait se contenter d’une posture critique ou d’un énoncé programmatique. Elle appelle des lieux, des cadres et des pratiques capables d’incarner concrètement un autre rapport à la transformation. Cela implique de mobiliser des leviers à tous les niveaux comme l’éducation, la recherche, les politiques publiques, les institutions, les collectifs citoyens et les écosystèmes industriels. C’est en articulant ces strates que l’on pourra bâtir une culture de l’innovation qui soit lente, située, mais transformatrice, engageante et porteuse d’avenir.

Ce que révèlent les études critiques et approfondies de l’innovation contemporaine, ce n’est pas tant son échec fonctionnel que son épuisement symbolique. L’innovation a cessé d’être un vecteur de transformation pour devenir un objet de croyance, un langage d’autolégitimation, un opérateur de simulation. La réinventer revient à lui rendre sa capacité d’émergence. C’est dans cette perspective que nous devons chercher un nouveau vocabulaire, une sémantique différente, des déclinaisons adaptées pour fonder un récit qui aura du sens. Il faut faire « naître de l’intérieur » des dynamiques de transformation qui ne procèdent ni de la rupture imposée ni de la répétition ritualisée. Nous pourrions la nommer Innascence, une approche qui n’est ni projetée ni programmée et qui surgit là où les conditions sont réunies pour que quelque chose advienne, à travers une densification des relations, une lente maturation des pratiques, une reconfiguration des possibles. Elle ne cherchera pas l’originalité, mais l’authenticité des liens, la justesse des gestes, la résonance des contextes, l’alignement des technologies les plus pointues. Elle ne se mesurera pas en unités produites, mais en intensités vécues. À la différence de l’innovation classique, qui opère souvent par abstraction et disjonction, l’innascence travaillera dans l’épaisseur du présent. Elle valorisera les formes d’intelligence non hégémoniques telles que l’intuition, l’écoute, l’hybridation, la mémoire vivante. Elle restaurera le lien entre invention et attention, entre technique et soin, entre changement et attachement. Elle reposera sur une éthique de la transformation partagée, volontariste et engagée.

Tag(s) : #Emergence, #Innovation
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