L’IA générative est aujourd’hui présentée comme le summum de l’innovation technologique. Elle fascine, inquiète, stimule les imaginaires autant que les promesses de croissance ou les désillusions. Pourtant, en observant les réactions qu’elle a suscitées dans les organisations, un paradoxe saisissant se dessine. L’émergence de l’IA générative a mis en évidence la vacuité structurelle des capacités d'innovation des entreprises. En effet, peu d’entre elles étaient prêtes à l’accueillir, et moins encore disposent, y compris à ce jour, des capacités internes nécessaires pour en tirer véritablement parti ou tout simplement émettre des recommandations mesurées.
Le constat est accablant et, à bien des égards, décourageant. D'après une étude du Boston Consulting Group publiée en octobre 2024, seules 26 % des entreprises parviennent à franchir le stade du proof-of-concept (POC) pour déployer l’IA générative à l’échelle. Pire encore, seules 4 % d’entre elles parviennent à tirer une valeur réelle de ces mises en œuvre. Cette incapacité à exploiter ces solutions dévoile moins une difficulté technique qu'un défaut structurel, révélateur de l’absence de stratégies d’innovation solide et d’une culture apte à accueillir la nouveauté de manière créative, adaptée et efficiente.
Le rapport Cisco AI Readiness Index (mars 2025) renforce ce diagnostic. 98 % des entreprises reconnaissent l'urgence d'agir, mais seulement 13 % se considèrent prêtes. Les déficits constatés dans les organisations sont massifs et concernent aussi bien les infrastructures techniques inadaptées, que les compétences internes insuffisantes, la gouvernance data et innovation inexistante ou encore l'absence de vision sur les usages. Ces données, issues de diagnostics convergents (BCG, Cisco, Accenture, Infosys), révèlent une constante dans toutes les organisations. Un gouffre béant s’est creusé entre l’intensité des discours et des postures sur l’innovation et la réalité des pratiques dans les entreprises. L’IA générative agit comme un révélateur de faiblesses systémiques pourtant déjà largement documentées lors des deux dernières décennies. La fragmentation des données, les méthodes managériales dépassées, les stratégies opportunistes sans infrastructure profonde, l'inertie et les sous-investissements dans les systèmes informatiques ne sont que quelques-uns des maux auxquels sont confrontés les sociétés publiques et privées. La secousse planétaire provoquée par l'IA générative a mis à nu le fait qu'une majorité d’entreprises n'ont d'autre activité innovante qu'une excellente communication institutionnelle et un "marketing washing" continu et efficace.
Pourtant, il était parfaitement possible de détecter la maturation de ces technologies avec une veille en matière d'innovation et de recherche. Avant que les modèles de langage comme ChatGPT ne s'imposent dans l'espace public, une longue filiation de découvertes techniques et de ruptures épistémiques s'était déjà tissée dans les laboratoires et les articles scientifiques. L’histoire de l’IA générative ne commence pas avec GPT-4, mais bien avant, avec une série de jalons technologiques qui ont progressivement transformé la modélisation du langage humain. Sans revenir en détail sur les décennies de recherche qui précèdent, prenons comme point de départ l'année 2013, avec la publication de word2vec par Tomas Mikolov et son équipe chez Google. Cette approche révolutionnaire proposa une représentation vectorielle continue des mots, dans laquelle la proximité sémantique était directement accessible. Pour la première fois, les mots n'étaient plus des entités symboliques isolées, mais des objets arithmétiques manipulables. On pouvait désormais révéler la puissance des relations implicites apprises par ces modèles.
Toutefois, représenter les mots ne suffisait pas à interpréter les phrases. C’est pourquoi, en 2014, le mécanisme d’attention fut introduit par Bahdanau et al. dans le cadre de la traduction automatique. Il permettait à un modèle de se concentrer dynamiquement sur certaines parties d'un texte pour produire une traduction pertinente. L’intuition était simple, mais puissante, et établissait que « tout ne se vaut pas dans une phrase » ! Le mécanisme de Bahdanau permettait justement au modèle de hiérarchiser l'information. Cette avancée majeure nourrira alors les modèles Seq2Seq capables de traiter des séquences complètes pour des tâches de génération. Ces systèmes marquèrent une première étape dans la production autonome de texte, mais restèrent contraints par des architectures séquentielles difficiles à généraliser. La rupture décisive survient en 2017 avec la publication de l’article fondateur « Attention is All You Need » (Vaswani et al.). Le Transformer était né et proposait une architecture qui permettait une parallélisation massive du traitement des séquences de mots et de textes. C’est le socle technique qui rendra possible le passage à l’échelle des calculs nécessaires aux LLM. En 2018, OpenAI dévoile GPT-1, premier modèle préentraîné à grande échelle sur du texte brut, puis ajusté sur des tâches spécifiques. Il inaugure le paradigme du pretraining adossé à du fine-tuning, bientôt rejoint par BERT (Google, 2018), puis T5 et RoBERTa. La suite, nous la vivons quotidiennement.
S'il existe un plaidoyer pour la recherche et l'innovation, c'est bien cette histoire. Combien d'entreprises ont réellement investi dans ces domaines bien avant l'avènement d'OpenAI ? Combien de sociétés aujourd'hui s'intéressent réellement aux suites de cette première vague telles que l'Agentic AI ou les Knowledge Graph ? Les entreprises et les pouvoirs publics n'ont tiré aucune leçon de cette histoire récente et les signaux sont nombreux qui annoncent non seulement un recul des investissements en recherche, mais également en innovation. Il est alors frappant de constater que l’ensemble des transformations nécessaires pour véritablement exploiter ces technologies, telles que la refonte des workflows, l'hybridation des compétences, la gouvernance des risques, l'acculturation progressive, sont absentes des entreprises et des services publics. Tous préfèrent se concentrer sur les questions de légalité, de sécurité ou de protection vis-à-vis de technologies dont nous n'avons absolument aucune maitrise. C'est dans ce contexte que des cabinets de conseil prospèrent et proposent des audits miracles pour combler l'écart entre promesse technologique et réalité opérationnelle. Malheureusement, là aussi, le fossé est tellement grand que rares sont les initiatives qui aboutissent.
Dès lors, il est difficile de considérer l’IA générative comme une preuve d’innovation. Elle incarne, bien au contraire, une éclatante révélation de l'absence de préparation. Depuis l'incurie des stratégies internes en matière d'innovation jusqu'au déficit de connaissances clés des décideurs sur tous les sujets du numérique, la France et l'Europe brillent par leur absence d'initiative. Dans ce sens, l'IA Générative illustre un parfait contre-exemple d'innovation, et ce, non pas parce qu'elle n'est pas innovante en soi, mais parce qu'elle a rencontré un monde qui ne l'est pas.
Les organisations véritablement innovantes ont anticipé, préparé, testé, questionné, réorienté certaines de leurs décisions. Elles ont érigé une capacité de compréhension et d’absorption de la nouveauté et ont su réagir dans l'instant avec à-propos. Mais, pour la majorité, nous assistons à une panique spectaculaire accompagnée d'une fébrilité renouvelée pour entretenir l'illusion. Multiplication des chartes d’usage, création de comités IA en catastrophe, déploiements à l’aveugle sous la pression du storytelling n'en sont que quelques exemples. Toutes ces initiatives constituent une réaction, pas une démarche. C'est une soumission à l'instant, pas une stratégie pensée et pesée. C'est une allégeance aux principes fallacieux de la disruption, pas une capacité à absorber les innovations.
En réalité, l’IA générative a fonctionné comme une mise à l’épreuve de ce qui se nomme pompeusement « innovation » dans les entreprises. Elle a montré au grand jour que l'incantation ne résiste pas à la confrontation avec l'inattendu. La question est désormais posée : l'Europe et la France veulent-elles vraiment innover, ou seulement réagir à ce que d'autres définissent comme nouveau ?
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